« I kif u » ou les nouveaux codes de la correspondance amoureuse

Les textos ouvrent-ils un nouveau chapitre dans l’histoire des échanges amoureux, brefs et intenses, accessibles à tous ?

Ingrid Merckx  • 22 juillet 2015 abonné·es
« I kif u » ou les nouveaux codes de la correspondance amoureuse
© Photo : CYRANO DE BERGERAC (1990, Jean-Paul Rappeneau, avec Gérard Depardieu, Anne Brochet et Vincent Perez) Peut-être l’un des plus beaux rôles de Depardieu. Pour combien de spectateurs Cyrano gardera son visage ? Ce personnage si laid à l’âme si belle, à l’esprit si fin, à la rhétorique si époustouflante et à l’incroyable panache…

«Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. » Ainsi commence Lettre à D., écrit par André Gorz à sa femme, Dorine, et sous-titré : Histoire d’un amour (Gallimard). Un texte phare en ce que la maladie de son aimée et la perspective de la séparation inexorable ont conduit le philosophe théoricien de l’écologie politique à penser conjointement l’amour et la mort – et à choisir de partir avec elle. C’est plus qu’une déclaration éternelle, une transcendance. Par texto, il est certain que c’eût été plus ardu. Comme de rejouer les émois à distance de Tristan et Yseut, Héloïse et Abélard, Julie et Saint-Preux, Roxane et Cyrano. « Cyrano : C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée ! J’ai l’âme lourde encore d’amour inexprimé. Et je meurs ! Jamais plus, jamais mes yeux grisés, mes regards dont c’était… Roxane : Comme vous la lisez, sa lettre ! » Cependant, les SMS (short message service) ne sont-ils que des piqûres amoureuses, comme l’observe le sociologue François de Singly, que des conjoints ou amants s’adressent pour se rappeler à l’autre l’espace d’un instant, des fulgurances qui maintiennent le lien mais sans puiser réellement au moi profond de chacun ? «   Les nouvelles technologies ont fait de nous tous des écrivants, assure Eliette Abécassis dans le Monde en 2009. On retrouve l’ère du marivaudage, de l’intrigue, qui induit des rencontres, des ruptures et des émotions. » Et l’écrivain ajoute : « On découvre une ivresse de l’écriture […]. Même dans les messages courts, on retrouve l’esprit des petits poèmes. Le lyrisme n’a pas disparu.  »

Quel philtre d’amour dans ces cinq lettres  : « I kif u » ? Quels espoirs de pamoison depuis que les opérateurs offrent les SMS en forfait illimité ? Et quel nouveau genre littéraire dans ce mélange inédit d’immédiat, d’intime et de brièveté répété à l’envi ? Un écrivain a-t-il seulement eu l’idée de publier le fleuve d’une correspondance amoureuse par aphorismes reconstitués ? Quand leurs auteurs ne glissent pas de l’écran du téléphone à celui, plus grand, de l’ordinateur, passant d’un SMS évocateur à un mail éloquent, pour s’épancher peut-être dans une session skype, puis, intimidés par le soudain face-à-face, se repliant enfin sur un texto où nicher sa flamme avec plus d’ardeur car plus de rythme et de secret. « Le SMS est la plus belle invention dont pouvaient rêver les amoureux. Ils l’ont d’ailleurs baptisée “Sexe More Sexe”, promet le livre éponyme paru aux Arènes (2003), qui réunit plus de deux cents SMS amoureux écrits par des romanciers. Le SMS est le confident des amours naissantes, qui permet toutes les audaces. Plus discret qu’un courrier, plus tendre qu’un mail, immédiat comme une confidence chuchotée à l’oreille, qui fait fondre, rougir ou pâlir. »

Il y a les messages en langage SMS : « Je t’aime » devenant « JTM » ou « Je t’m ». Des textos crus ou franchement raides, la nouvelle tendance étant à la rupture par portable interposé. De « j’t kif » à « J’t kit », faut pas se tromper de touche ni de destinataire. Plus élaboré, on peut oser l’haïku (17 syllabes, ça tient) ou… l’alexandrin. « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler. Je sentis tout mon corps et transir et brûler. » ( Phèdre, Racine) Il y a le format court, certes, mais aussi le tempo de la réplique qui dramatise l’échange, instaurant une joute verbale, un jeu de tac-au-tac réfléchi dont la pertinence s’immisce dans le processus de séduction. Si le risque est grand de tomber dans le tout-venant des mots d’amour, c’est aussi l’occasion d’inventer son propre dialogue, d’y mettre de l’esprit, de l’humour et pourquoi pas du style ! François de Singly évoque ce couple qui, pour éviter le banal, s’envoyait un message vide. Comme un frisson électronique. Jusqu’à l’addiction : plus dur encore de se déconnecter quand l’écran dissimule un amant transi, d’après un article de Cosmopolitan, « Chauds les textos ». Plus de 90 % des Français possèdent un téléphone portable, et 95 % des jeunes. 180 milliards de SMS sont envoyés chaque année en France. Reste une question : tous ces échanges se perdent-ils dans le vent, voués à l’effacement ? Ou certains ont-ils trouvé moyen de les conserver, imprimés et reliés dans une boîte cachée au fond d’une armoire, ou stockés sur un serveur dont eux seuls ont appris les codes par cœur, et à jamais ?

Publié dans le dossier
L'Amour au temps du libéralisme
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