Leçons européennes

Ce que la crise grecque a révélé, c’est la dimension politique d’un conflit que l’on a voulu exclusivement technique et budgétaire.

Denis Sieffert  • 22 juillet 2015 abonné·es
Leçons européennes
© Eh bien, à notre tour de donner d’importantes interviews à la télé depuis des aires de repos d’autoroute, des gares ou des lieux de villégiature… L’équipe de *Politis* prend quelques vacances. Rendez-vous, le 27 août. En attendant, nous vous proposons un numéro enrichi et un dossier original. Bonne lecture.

Voici donc venu ce moment merveilleux de l’année où le monde qui se reflète dans nos écrans de télévision semble meilleur, où les canons se taisent, et où nos concitoyens – nous, en vérité – paraissent en pleine lumière, surpris à l’heure du « JT », dans leur heureuse condition de vacanciers-consommateurs. À la télé, c’est le temps délicieux du « marronnier », ainsi nommé parce qu’il refleurit toujours à la même époque : interviews de familles dans les embouteillages sur la route des vacances (mais « de bonne humeur, malgré tout » ), arrivée au camping, retrouvailles, ah ! le premier apéro avec les amis, et le premier plongeon des gamins dans la piscine ! On se dit que des archives colorisées de l’INA, puisées dans les années 1960, feraient aussi bien l’affaire, si ce n’était la bagnole qui marque son époque. Mais même l’auteur de ces lignes ne prendra jamais une Dauphine pour une Twingo.

Les choses changent. Les humains, pas tant que ça. Et le journal télévisé pas du tout. Et puis il y a le Tour de France aux images tout aussi immuables. Le Tourmalet écrasé par la chaleur, des coureurs grimaçants, les petites gens courbés pour être au plus près de leurs favoris. Là aussi on pourrait fouiller dans la boîte à souvenirs de l’INA. Car ce qui change est invisible (sauf peut-être quand un crétin asperge d’urine un champion) : c’est notre incrédulité. Nos soupçons. C’est en cela que la course est un parfait résumé de notre époque. On n’y croit plus trop. La compétition est si exigeante qu’elle est devenue rationnellement, humainement, impossible. Le discours officiel ne prend plus. Ici comme ailleurs. Et voilà bien la marque de notre crise morale. Mais, même dans ce monde d’apparence pacifié, il arrive que l’actualité sociale s’invite. Parfois en venant troubler une étape du Tour de France, ou en bloquant l’accès d’un site touristique. Cette année, ce sont les éleveurs qui ont joué les trouble-fêtes en barrant la route du Mont-Saint-Michel. Eux aussi sont incrédules. Ils exigent de l’État qu’il contraigne la « grande distribution » à réduire ses marges. Le ministre veut bien « inciter », mais il ne veut pas « contraindre ». Les éleveurs n’y croient pas, et le temps presse pour leur exploitation, et parfois, pour eux-mêmes, en proie à un terrible désespoir. La crise « grecque » est partout. Quant à la vraie crise grecque, elle glisse lentement vers la fin de journal télévisé. Les distributeurs de billets ont rouvert. La mort violente qui était promise au pays par ses créanciers a été évitée, et le poison de l’austérité a des effets plus lents. Si bien qu’après le premier coup de massue, le 20 juillet, avec la forte hausse de la TVA, on se dit que l’été passera peut-être comme ça.

Mais nous, incorrigibles, nous avons tout de même décidé de consacrer une partie de ce numéro à cette crise dont les conséquences sont encore imprévisibles. Il est urgent d’en tirer les premières leçons européennes. François Hollande en a lui-même éprouvé la nécessité en publiant une tribune dans le JDD. Un texte déconcertant. Quelles lunettes miraculeuses a-t-il chaussées pour voir dans cette affaire tant d’occasions de se réjouir ? Pour juger que les principes de « responsabilité » et de « solidarité » ont triomphé ? Que « la zone euro a su réaffirmer sa cohésion »  ; et que « l’esprit européen a prévalu »  ? L’ancien président du Conseil italien, Romano Prodi, pourtant de même obédience, porte un tout autre regard : entre pays européens, dit-il, « la confiance a été anéantie » ( le Monde du 21 juillet). On ne saurait être plus pessimiste.

Ce que la crise grecque a révélé, c’est la dimension politique d’un conflit que l’on a voulu exclusivement technique et budgétaire. Et cette leçon-là sera difficile à effacer. En vérité, tout un peuple a été précipité dans le marasme parce qu’une poignée d’idéologues était résolue à « faire la peau » à la gauche radicale. Parce qu’il faut tuer dans l’œuf toute velléité d’alternative européenne. Dans cette affaire, l’Allemagne, de Wolfgang Schaüble et de Sigmar Gabriel, le leader du SPD, s’est comportée comme un parti politique. Les opinions ont pu redécouvrir cette évidence (qui ne nous avait guère quittés, à Politis ) : que l’Union européenne n’abolit pas les clivages politiques et sociaux. Prétendre le contraire est la grande mystification qui date des années Mitterrand. François Hollande peut toujours échafauder des hypothèses institutionnelles improbables (un « gouvernement » et un « parlement » de la zone euro), il ne fait qu’esquiver une réalité incontournable : ce sont les rapports de force qui décident. C’est bien pourquoi Alexis Tsipras n’avait pas de solution. Conclusion : si deux ou trois pays de l’Union avaient un jour à leur tête une vraie gauche, l’affaire serait différente. Mais, pour l’instant, comme disent nos actualités télévisées, et notre président de la République, tout va bien…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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