Les éditions du Seuil : « Le pouvoir des livres de penser le monde »

Spécialiste des éditions du Seuil, Hervé Serry raconte comment la création de la maison dans la période troublée des années 1930 a influencé toute son histoire.

Christophe Kantcheff  • 22 juillet 2015 abonné·es
Les éditions du Seuil : « Le pouvoir des livres de penser le monde »
© **Hervé Serry** est sociologue, directeur de recherche au CNRS.

Les éditions du Seuil ont 80 ans. À cette occasion, le sociologue Hervé Serry, spécialiste de l’histoire du Seuil, publie un livre passionnant sur les circonstances de leur création, Aux origines du Seuil [^2]. Nous l’avons interrogé sur la portée de cet épisode fondateur et sur une éventuelle analogie avec notre présent.

Le Seuil est né au cours des années 1930, fondé par des personnes préoccupées de répondre par un message catholique à la « crise de civilisation » qui faisait couler beaucoup d’encre alors. Comment en sont-elles venues à fonder une maison d’édition ?

Hervé Serry : Les éditions du Seuil connaissent une première naissance en février 1935, à l’initiative d’un abbé catholique, Jean Plaquevent, et de son disciple, Henri Sjöberg, qui débute alors dans l’imprimerie. En 1937, Jean Bardet et Paul Flamand les rejoignent afin de relancer ce qui demeure une entreprise modeste. Autour de cet abbé très charismatique, la création du Seuil a pour but de « refaire une France nationale et chrétienne », selon une formule sans équivoque qui résume bien leur conviction d’alors. Cette ambition parcourt une nébuleuse militante idéologiquement diverse – incluse dans ce qu’on a nommé les « non-conformistes » –, et dont participent par exemple Emmanuel Mounier et sa revue Esprit, fondée en 1932. Cette tentative d’imaginer une contre-société catholique est typique d’une période, peut-être charnière, où des penseurs catholiques tentent de donner à leur religion une nouvelle place sociale et intellectuelle. Charnière, car ce sont des croyants laïques qui sont au cœur de cette dynamique : ces jeunes hommes nés autour de 1900-1910 sont porteurs d’une parole catholique engagée qu’ils veulent émanciper d’une hiérarchie cléricale jugée peu en phase avec son époque. Pour eux, qui parviennent à l’âge adulte dans les années 1930, il s’agit également d’exister socialement. Ainsi, les effets de la crise économique états-unienne de 1929 accentuent la prise de conscience que le monde du travail et de l’usine, le sort du prolétariat face aux « trusts » capitalistes, comme on disait alors, pourraient recevoir une autre réponse, dont un certain catholicisme social serait le socle. Si l’on se méfie des communistes, la montée en puissance du marxisme en France stimule cette réflexion anticapitaliste. Les crises nationales, avec les émeutes du 6 février 1934, ou internationales, avec les accords de Munich, renforcent les inquiétudes de ce petit milieu face à une société française qui s’est éloignée de la religion. Ainsi, le Seuil, comme entreprise à la forme et aux financements alternatifs, par ses livres aussi, se veut le lieu d’un nouvel « ordre catholique ».

En quoi ces engagements initiaux auront-ils des répercussions sur toute l’histoire du Seuil ?

À ses débuts, le Seuil est indissociablement le produit d’une ambition politique et religieuse intransigeante, portée par des individus qui font de leur militantisme une raison d’être. Pour Bardet et Flamand, l’édition devient une sorte de vocation laïque. Mon éditeur, Olivier Bétourné, a veillé à ce que le fil directeur du récit de ces origines du Seuil suive l’incarnation existentielle de cette « crise de civilisation » perçue par les protagonistes. Plus généralement, les modalités de cette intériorisation du monde extérieur sont des éléments décisifs pour tenter de comprendre un engagement intellectuel, religieux ou politique. Spécialement s’il est radical. À partir d’archives riches et souvent inédites, j’ai voulu donner un portrait de ces premières années du Seuil, au plus près des individus qui vivent ce militantisme. Il s’agit également de saisir ce qui, dans ces moments fondateurs – intenses car incertains –, s’inscrit si profondément dans l’identité du Seuil que les suites de son histoire en seront influencées. À la Libération, les ambitions de Jean Bardet et de Paul Flamand, devenus les seuls patrons du Seuil, sont considérables. Des premiers pas, ils conservent la volonté d’aider, par les livres, à franchir un « seuil » : il ne s’agit plus seulement de celui de l’Église, mais du seuil des temps nouveaux, après les horreurs des « années noires », celui de la science, dont la place sociale croît, des religions contestées, de la diffusion des savoirs, d’une « Petite Planète », selon le titre d’une collection lancée par Chris Marker en 1954, qui s’internationalise tout en restant traversée par des frontières puissantes (dont celles des deux blocs), d’une attention aux logiques économiques qui rejoint des attendus technocratiques… Un temps, demeurera un fonctionnement interne de l’entreprise très ouvert à des personnalités venues d’horizons sociaux, culturels et politiques divers – souvent des outsiders. Cela donne de l’audace, mais brouille parfois la ligne générale. Il faudrait distinguer différentes époques, car on ne peut tisser une continuité des origines à nos jours. Mais le passé d’une maison d’édition participe de son prestige – par le biais de son catalogue d’abord – et fait l’objet d’une nécessaire dialectique entre permanence et renouvellement, ruptures et continuités.

Voyez-vous aujourd’hui des équivalents de création de maisons d’édition, alors que nous traversons également une époque de trouble idéologique ?

Là encore, il ne faut pas se laisser piéger par des continuités ou des ruptures trop évidentes. Une polarisation trop nette entre « petits éditeurs » et « groupes » est souvent trompeuse, en tout cas en France. Il est nécessaire de replacer l’histoire de chaque éditeur dans un monde éditorial en mutation, car plus dépendant de la gestion, de la concentration des entreprises, des logiques médiatiques – ou en est la critique littéraire aujourd’hui ? –, des concurrences entre loisirs… Le coût d’entrée dans l’édition généraliste demeure relativement faible. Cela reste un secteur assez prestigieux qui porte des ambitions militantes. Du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980, on a pu parler d’un « printemps des éditeurs » Plus récemment, d’une vague de « nouveaux éditeurs ». C’est un milieu qui connaît beaucoup de prétendants et peu d’élus après quelques années d’exercice. Qui est, de fait, très réactif aux courants idéologiques. Qui, pour certains, est un lieu de résistances possible. Des figures comme celle de François Maspero restent un modèle d’une inépuisable richesse pour beaucoup de jeunes maisons. Le catalogue du Seuil se singularise car il a été une réflexion en actes sur le pouvoir des livres pour penser le monde. Des continuités existent donc, mais elles prennent place dans un espace où s’imposer comme un acteur majeur en deux ou trois décennies semble dépendre plus fortement des relais économiques, commerciaux ou médiatiques que l’on peut mobiliser.

[^2]: En librairie le 6 septembre, aux éditions du Seuil. Nous reviendrons sur le livre lui-même à la rentrée.

Idées
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