Les paradoxes de Denis Charbit

Le sociologue tente de réfuter les « idées reçues » sur Israël. Son mérite est surtout de donner des arguments à ceux qui ne pensent pas comme lui.

Denis Sieffert  • 8 juillet 2015 abonné·es
Les paradoxes de Denis Charbit
© **Les Paradoxes d’Israël** , Denis Charbit, éd. Le Cavalier bleu, 316 p., 2 euros. Photo : KAHANA/AFP

Il arrive à Israël, plus souvent qu’à son tour, de détruire par les bombes ou par le bulldozer. Après quoi, il lui faut reconstruire. Non pas les maisons palestiniennes – ce n’est pas son problème – mais son image. Le sociologue franco-israélien Denis Charbit est l’un de ces architectes méritants qui s’appliquent inlassablement à refaire la façade. Dans son dernier ouvrage, les Paradoxes d’Israël, il entreprend de réfuter un certain nombre d’idées reçues telles qu’ « Israël n’est pas une démocratie » ou « Israël est un fait colonial ». Sa méthode est fort bien résumée par Elie Barnavi dans sa préface : « Le choix n’est jamais entre le oui et le non, mais entre le “oui… mais” et le “non… mais” ». Et, de fait, Charbit commence toujours habilement par rendre quelques points à l’adversaire. Trop parfois.

Son chapitre consacré aux Arabes d’Israël, destiné à démontrer qu’ils ne sont en rien des « citoyens de seconde zone » finit même par convaincre du contraire. Il ne manque pas de rappeler les expropriations et la mainmise sur la terre décrétée « au nom de l’intérêt public ». Il ne cherche même pas à réfuter la fameuse formule « l’État est “juif” vis-à-vis des Arabes et “démocratique” pour les Juifs », et convient que « la source majeure des inégalités  […] est liée aux budgets affectés […] en fonction de critères formellement universels, mais qui permettent, en fait, de légitimer l’exclusion des localités arabes ». Voilà donc une idée qui n’est pas si « reçue » que ça. Et une autre idée, celle d’un État qui ne serait pas démocratique, s’en trouve par conséquent confortée. L’État peut-il être à la fois « juif » et « démocratique » ?

Charbit répond bien sûr par l’affirmative, sans nier la contradiction, mais en plaidant la « singularité » de cette démocratie-là. Au fond, dit-il, que font d’autre les Espagnols avec les Basques ? Preuve, selon lui, qu’il n’y a pas de « normalité démocratique ». D’autant plus qu’Israël est une « démocratie en guerre ». Mais qui donc, par la colonisation, entretient cet état de guerre pour mieux s’en prévaloir aux dépens de la démocratie ? Israël maîtrise la cause et déplore les conséquences. Charbit sent bien que tout renvoie, au fond, au règlement de la question palestinienne. Il l’expédie en témoignant d’un optimisme déconcertant : « Nul besoin de croire en une philosophie de l’histoire hégélienne ou marxiste pour discerner que la dynamique qui a été enclenchée en 1977 avec le retrait israélien du Sinaï, celui du Liban en 2000 et de la bande de Gaza en 2005 sera, tôt ou tard, complétée par le retrait du Golan et de la Cisjordanie sous des modalités que la négociation devra définir. »

Charbit n’a pas tort : son raisonnement n’a rien d’hégélien… C’est même de la magie noire au moment où la politique israélienne de colonisation ruine méthodiquement toute perspective d’État palestinien. Non seulement cet optimisme enjôleur ne se fonde sur aucune rationalité, mais il ruse avec la vérité. Nul n’ignore en effet – et surtout pas Denis Charbit – que le retrait de Gaza n’a pas été imaginé par Ariel Sharon comme un premier pas, mais au contraire pour solde de tout compte. Ce que son conseiller, Dov Weisglass, avait à l’époque cyniquement reconnu. À partir de là, les choses se gâtent dans le livre de Charbit. On finit par y retrouver, sous les dehors d’une indéniable érudition sociologique, un discours très convenu, qui n’est certes pas celui de MM. Netanyahou et Bennett, mais celui d’une gauche qui n’a que le mot « paix » à la bouche pour n’en jamais rien faire. On apprend qu’Israël n’est pas « un État militariste » puisque l’armée n’a jamais cessé d’être subordonnée au pouvoir civil. Ce qui est exact, sauf que les deux se confondent souvent (Rabin, Barak, Sharon). Et, lorsque ce n’est pas le cas, le pouvoir civil se montre plus belliciste que la hiérarchie militaire.

Aujourd’hui, ce sont les généraux qui mettent en garde Benyamin Netanyahou contre une aventure militaire en Iran. On retrouve aussi sous la plume de Charbit l’effet de propagande le plus dévastateur de ces dernières années, proféré au lendemain de Camp David (juillet 2000), selon lequel Barak aurait proposé une « partition » de Jérusalem à Yasser Arafat. Tant de documents ont été produits depuis lors qui démontrent qu’il n’en a jamais été question ! On entre ensuite dans le dur. « Israël État colonial » serait une vilaine idée reçue. Pour contrer ce qui est pourtant la plus évidente des évidences, Charbit feint d’abord de prendre le parti de l’adversaire : colonial, d’accord, mais depuis quand ? Le colonialisme est-il dans l’essence même d’Israël ou commence-t-il avec l’occupation en 1967 du Golan, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est ? Comme si l’analyse du sionisme en tant que fait colonial devait conduire systématiquement à la destruction d’Israël. Un peu comme si on songeait à renvoyer les États-Uniens blancs en Europe au prétexte qu’ils sont les descendants de colons. La comparaison ne fait d’ailleurs pas peur à Charbit, qui se réfère à l’Amérique et à l’Australie pour caractériser le mode opératoire des colons juifs. Comparaison pertinente mais inquiétante pour l’avenir des Palestiniens ainsi devenus les Indiens ou les Aborigènes du Proche-Orient.

Enfin, Charbit a une façon bien à lui d’expédier l’essentiel sur un ton badin. Si le sionisme a quelque parenté avec le colonialisme des Européens en Amérique ou en Australie, il y a tout de même une sacrée différence : le territoire, ici, est « dérisoire ». Il n’y aura donc pas de la place pour tout le monde… Le territoire est exigu sans aucun doute, mais « dérisoire », l’est-il pour les Palestiniens qui en sont chassés ? Toutefois, l’argument le plus élaboré touche à l’intentionnalité. Le sionisme, nous dit l’auteur, n’a pas une intention coloniale parce qu’il ne demande rien aux Palestiniens, sinon de partir… Il ne veut ni les convertir ni même les assujettir. Il veut les chasser. L’argument est un peu faible pour réfuter le postulat de colonialisme. On retrouve la même méthode quand l’auteur conteste l’accusation d’apartheid. Il n’y a pas d’apartheid parce que, au contraire de l’Afrique du Sud d’avant Mandela, il n’y a pas de volonté idéologique d’apartheid. Il n’y a que des règles de séparation, des interdits, des discriminations inscrites dans l’usage. Sans les contester, Charbit les considère comme le résultat non pas d’une doctrine mais d’impératifs sécuritaires. N’est-ce pas la meilleure preuve que le fait colonial porte en lui le racisme et l’apartheid comme la nuée porte l’orage ? Tel qu’il est, le livre de Denis Charbit mérite lecture. Il témoigne de l’état d’esprit de cette partie d’Israël qui a mauvaise conscience et qui aimerait convaincre le monde entier de sa bonne volonté, et nous faire partager son optimisme. Ne faisons rien, tout ça finira par s’arranger…

Idées
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