« Wanda » de Barbara Loden : la voie d’une femme

Le seul film de Barbara Loden ressort sur les écrans. Un chef-d’œuvre où la comédienne se révèle cinéaste à part entière.

Christophe Kantcheff  • 8 juillet 2015 abonné·es
« Wanda » de Barbara Loden : la voie d’une femme
© **Wanda** Barbara Loden, 1 h 42. Photo : Archives du 7e Art/Photo12/afp

Charles Laughton avec la Nuit du chasseur, Barbara Loden avec Wanda … Certains comédiens n’auront réalisé qu’un seul film dans leur vie. Mais quel film ! Wanda est rare, qui cependant ressort régulièrement sur les écrans, confirmant au fil du temps son statut de chef-d’œuvre. C’est aussi un premier film qui laisse autant de regrets qu’il contient de promesses : Barbara Loden l’a réalisé à 38 ans, en 1970, et fourmillait de projets pour la suite. Mais, frappée par un cancer, elle ne put en mener aucun autre à bien, et mourut à 48 ans.

Le cinéma américain ne compte pas tant que cela de femmes réalisatrices, et on pourrait imaginer que Wanda, qui met en scène une jeune femme dénommée ainsi, offre une image valorisée de celle-ci. Pas vraiment. Quand le film commence, Wanda se réveille sur un canapé, dans une maison qui n’est pas la sienne, occupée par une famille avec un enfant en bas âge et une grand-mère. Wanda peine à se réveiller, elle a pris sa tête entre ses mains, avec ses cheveux blonds à la coiffure désordonnée. Barbara Loden s’accordera d’ailleurs un drôle de physique durant tout le film, elle qui était d’une grande beauté – mais cet aspect d’elle-même, comme les autres, indiffère Wanda, jusqu’à porter d’affreux bigoudis au début de son périple. Wanda est partie de chez elle. Ce n’est pas l’histoire d’une fugue, mais d’une rupture. Wanda coupe les ponts avec la vie qu’elle menait. Non qu’elle sache où elle va. Elle abandonne ses enfants, son mari, son domicile parce que cela ne lui plaît pas, ne l’intéresse pas. Mauvaise mère, mauvaise épouse, mauvaise femme au foyer, sans aucun doute, mais parce qu’elle ne trouve rien pour elle dans ces rôles. Wanda est un tout petit point blanc, insignifiant, dans un paysage gris : ainsi apparaît-elle dans un très long plan séquence. Elle n’est pas non plus une bonne travailleuse, comme le lui fait comprendre son ancien employeur, à qui elle est venue demander en vain un reliquat de salaire. En réalité, c’est l’un des tours de force de Wanda  : celui de montrer le vide, la vacuité qui règne chez une personne. Wanda est ainsi : si elle sait ce qu’elle ne veut pas – son mari, ses enfants… –, elle ignore totalement la nature de ce qu’elle désire, d’où cette passivité qui est la première de ses caractéristiques.

« On ne saura jamais d’où vient la blessure qui condamne Wanda à la désolation, on ne saura jamais quelle ancienne trahison ou quel abandon lointain l’ont plongée dans ce désarroi sans aspérités et sans partage, on ne saura pas non plus de quelle perte, de quelle absence, elle ne peut se consoler […]. Son visage, le visage de Wanda, fermé, triste, obstiné. » Ces lignes sont de Nathalie Léger, qui a publié en 2012 [^2] Supplément à la vie de Barbara Loden, livre profond et saisissant dont la (re)lecture vient enrichir la nouvelle sortie de Wanda. Sur la route sans but de Wanda, il y a forcément des hommes. Ceux-là ne sont pas davantage vus comme des héros. Wanda développe même à leur endroit une vision à l’ironie cinglante. Tous, égoïstes et veules, voient Wanda comme une proie sexuelle. Ils ont aussi l’allure de ratés. C’est le cas flagrant de Mr. Dennis, truand de tout petit calibre, auquel Wanda va se retrouver par hasard associée. Mr Dennis et Wanda, tous les deux fantastiquement interprétés par Michael Higgins et Barbara Loden (ce rôle n’était « pas difficile » pour elle, a-t-elle confié plus tard, parce qu’elle avait longtemps été, à l’image du personnage féminin, une « morte-vivante » ), forment un duo de cinéma exceptionnel. Lui, anxieux, grave, désagréable ; elle, soumise, distraite, disponible. Dans une scène où on les voit dans un lit, il en occupe le centre tandis qu’elle se tient tout au bord, sur un côté. Quand elle veut lui passer une main tendre sur le front, il s’écarte violemment et la rembarre avec ces mots parce qu’elle se justifie en lui disant qu’elle a voulu être gentille : « Je n’aime pas les gens gentils. » Puis il lui demande, en pleine nuit, d’aller lui chercher des hot-dogs. L’assemblage a quelque chose de cocasse et de pathétique, mais, pour Wanda, s’ajoute à l’« aventure » avec Mr. Dennis un sentiment qu’elle ignorait : on s’intéresse à elle, même si c’est avec muflerie. Et c’est en prêtant main-forte à ce gangster au bras cassé, dans la réalisation d’un coup foireux, que Wanda va se mettre à exister. Plus encore : Mr. Dennis lui lancera à un moment donné qu’elle s’est « bien débrouillée », et donc lui offrira une reconnaissance que nul ne lui avait encore accordée.

Inutile de dire que les féministes de l’époque, dont les luttes émergeaient en 1970, année de sa sortie, considérèrent Wanda avec sévérité. Mais Barbara Loden était bien au-delà de ces questions quand elle réalisa ce film. Ou, plus exactement, c’est en parvenant à le faire qu’elle s’affirmait comme femme et cinéaste à part entière. Elle s’échappait ainsi de l’ombre du très grand Elia Kazan, dont elle était alors la seconde épouse. Justement, c’est dans les Mémoires de l’auteur de la Fièvre dans le sang que Nathalie Léger a recueilli ces propos de Barbara Loden, d’un féminisme radical, reproduits dans son livre : « Ne faites confiance à aucun homme, tout ce que vous avez c’est votre corps, faites les raquer s’ils veulent en profiter, ne cédez jamais totalement, et si un homme vous blesse, vengez-vous en sortant avec un autre. » Nathalie Léger reprend ensuite la parole : « D’une nature très dure, elle peut être cruelle ; elle est agressive, dure au mal. » Et d’ajouter : « Elle voulait être indépendante, trouver sa propre voie. » Malgré la mort qui l’a prise trop tôt, et grâce à Wanda, Barbara Loden n’y a pas trop mal réussi.

[^2]: Aux éditions POL.

Cinéma
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