Ferme des Bouillons : Citoyens sans terre

L’affaire de la Ferme des Bouillons tourne à l’affrontement idéologique.

Ingrid Merckx  • 26 août 2015 abonné·es
Ferme des Bouillons : Citoyens sans terre
© Photo : De nombreux citoyens sont venus soutenir les militants le 23 août. Association de protection de la ferme des bouillons

Western à la Ferme des Bouillons. Le 19 août, les citoyens qui défendent ce lieu situé à Mont-Saint-Aignan (Seine-Maritime) depuis décembre 2012 ont été évacués par les CRS. Le 24 août, ils ont quitté le champ où ils s’étaient réfugiés avec matériel et animaux. Motif : une ordonnance les rendait expulsables sans délai, avec une astreinte de 1 000 euros par jour. « Dernière provocation », soupire Philippe Vue, un des porte-parole de l’association de protection de la Ferme des Bouillons, laquelle nourrit, sur cet espace de 4,1 hectares, un projet de maraîchage bio assorti d’événements culturels et d’éducation populaire. «   Si l’expulsion s’est déroulée sans heurts, les frères Mégard, nouveaux propriétaires, ont pris possession de la ferme en passant les barrières sous nos yeux ! Le week-end dernier, nous avions organisé une marche citoyenne. À notre arrivée, le chemin communal était fermé. Les forces de l’ordre nous ont empêchés d’approcher. Nous revendiquons la non-violence. Certains se sont mis torse nu. D’autres ont avancé les bras levés. Il y a eu des bousculades et nous avons subi des jets de gaz et des coups de matraque. Tout est fait pour que la situation dégénère de notre côté… » Les nouveaux propriétaires ont brûlé le matériel restant. Trois gardes avec des chiens surveillent la ferme, désormais entourée de hauts grillages. « Dire que nous voulions en faire un bien commun… », regrette Philippe Vue. Le projet du collectif est soutenu par une pétition signée par 6 000 personnes. Dont 300 étaient présentes à la marche. Une cinquantaine de personnes étaient mobilisées au quotidien sur le site. Et le projet de rachat fondé sur de l’épargne citoyenne, avec la fondation Terre de liens, avance plus de 800 promesses d’achat de parts, à 103 euros chacune. Mais Immochan, propriétaire initial, a préféré passer accord avec un jeune agriculteur, Baptiste Mégard.

Si pour le moment l’affaire ne tourne pas au règlement de comptes, la ferme est devenue un symbole d’affrontement idéologique. À l’origine, Immochan, filiale immobilière du groupe Auchan, voulait construire un hypercentre sur ce terrain classé « zone à urbaniser », rebaptisé « zone à humaniser » par le collectif. Ce dernier a obtenu que la zone soit qualifiée « naturelle protégée » en janvier 2014. Depuis, Auchan a vu son projet d’hypercentre s’effondrer et son bien a perdu de sa valeur. Et le collectif qui souhaitait sortir de l’illégalité a monté un projet de rachat. Pour qu’il aboutisse, il fallait que la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) préempte la ferme et lance un appel à candidatures. L’opération était prévue début septembre. Mais, mi-août, un compromis de vente a été signé entre Immochan et In Memoriam, une SCI fondée par Thibault et Baptiste Mégard, pour un montant de 150 000 euros.

Les frères ne sont pas sans liens avec Auchan : aux européennes de 2014, Thibault, villiériste, était candidat sur une liste divers droite dont la tête était André-Paul Leclercq, membre de la famille Mulliez, en charge du développement du groupe Auchan. Par ailleurs, Baptiste aurait participé aux mobilisations Manif pour tous et Veilleurs de nuit. Les Mégard sont donc politiquement à l’opposé du collectif. Le nom In Memoriam étant – hasard ou pas – celui d’un groupe de rock d’extrême droite. En outre, la Safer est pilotée par la FNSEA et la ferme est soutenue par la Confédération paysanne. Ce qui fait dire à Philippe Vue que c’est un peu comme si la droite « catho-tradi » reprenait le pouvoir sur les « gauchos barbus », avec l’aval du ministère de l’Intérieur, trop content de pouvoir « disperser des zadistes ». L’association rappelle aussi que la SCI est une structure juridique qui permet de contourner le droit de préemption de la Safer. Exemple : la ferme des 1 000 vaches. «   C’est pourquoi nous avons demandé à être partie prenante afin d’assortir cette vente d’un cahier des charges garantissant notamment que la Ferme des Bouillons soit l’objet d’un projet agricole biologique pendant vingt-cinq ans, assure Pascal Benard, directeur général délégué de la Safer Haute-Normandie. Nous n’avons pas “choisi” In Memoriam au détriment de l’association, nous avons constaté que la Safer ne pouvait pas exercer son droit de préemption dans ce dossier. » Le collectif entend épuiser les voies juridiques avant que la vente ne soit définitive. Et cet épisode n’enlève rien à sa première victoire contre Auchan, mais il pourrait faire tomber un projet citoyen qui rencontrait un fier succès.

Écologie
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