Jean-Pierre Filiu : « La France opère un réajustement tactique »

Pour Jean-Pierre Filiu, le discours de François Hollande sur la Syrie ne marque pas un retour au dialogue avec Bachar Al-Assad.

Denis Sieffert  et  Sasha Mitchell  • 16 septembre 2015
Partager :
Jean-Pierre Filiu : « La France opère un réajustement tactique »
Jean-Pierre Filiu Politologue, spécialiste du monde arabe.
© Le 6 septembre à Idlib, après une attaque aérienne. Qurabi/Anadolu Agency/AFP

Illustration - Jean-Pierre Filiu : « La France opère un réajustement tactique »

Il est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de la Syrie, où il a vécu plusieurs années et où il s’est encore rendu il y a un an, en pleine guerre civile. Jean-Pierre Filiu analyse ici la situation sur le terrain et les évolutions de la politique française. Il défend l’idée d’une solution politique qui réunirait les « patriotes » de tous bords. Ceux qui ne veulent pas que la Syrie tombe dans des mains étrangères, quelles qu’elles soient.

Quel est l’état actuel du rapport de force entre le régime de Bachar Al-Assad, les rebelles et Daech ?

Porté par un trait vif et réaliste, la Dame de Damas est le récit d’une histoire d’amour impossible entre deux jeunes gens dans la Syrie révolutionnaire. Cependant, grâce à l’expertise de Jean-Pierre Filiu, les lieux, les dates, les événements, jusqu’aux moindres détails, sont réels. On y observe, à partir de début 2011, le mouvement pacifique poussé à la radicalisation et à la lutte armée par la violence de la répression, la foi des révolutionnaires dans une aide internationale qui ne viendra jamais, jusqu’à cette nuit du 21 août 2013, où la « mort blanche » frappe les faubourgs de Damas. La Dame de Damas , Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès, Futuropolis, 104 p., 18 euros.
Jean-Pierre Filiu : Les tendances lourdes se confirment. On assiste d’abord à un affaiblissement apparemment inexorable du régime d’Assad, d’où une intervention de plus en plus marquée des Iraniens au sud de Damas et des Russes dans la zone côtière. Le deuxième point, c’est la résilience des zones tenues par les révolutionnaires, mais avec l’incapacité pour eux d’étendre leur avantage au-delà des zones déjà tenues, du fait du veto américain sur la livraison de certains armements. Les progressions, qui avaient été très fortes ces derniers mois à la fois dans le nord-ouest et dans le sud-ouest du pays, se sont interrompues. On voit d’ailleurs dans ces deux territoires que les révolutionnaires sont contraints de se battre sur deux fronts, à la fois contre les forces d’Assad et contre Daech. C’est notamment le cas au nord d’Alep et dans la banlieue de Damas. Dans ces deux zones, les forces de Bachar Al-Assad bombardent les forces qui se battent contre Daech. La collusion est une fois de plus avérée. Quant à Daech, ils ont cette volonté de progresser au nord, de s’infiltrer dans la banlieue de Damas, et le groupe menace la ville de Deïr Ezzor. Contrairement à ce que voudraient faire croire les Américains, non seulement la campagne de la coalition est inefficace pour faire reculer Daech, mais elle n’arrive même pas à empêcher de nouvelles avancées. Même en Irak, personne ne parle d’une reconquête de Ramadi ou de Mossoul, ce qui signifie bien que Daech s’installe dans la durée. Du coup, les États-Unis compensent par une intoxication sur le nombre de pertes jihadistes, qui s’élèveraient selon les spécialistes à 1 500 tout au plus. Ils affirment également avoir tué le numéro deux du groupe, alors qu’il s’agit en réalité du numéro dix, douze ou dix-huit.

Peut-on aller jusqu’à dire que les États-Unis valorisent Daech pour des raisons de communication ?

C’est sûr que Daech est plus simple pour tout le monde. On voit bien que, quand Daech utilise des armes chimiques, on dit : « Ah mais bien sûr ! », alors que, quand c’est Assad, il y a automatiquement un doute, il faut une enquête de l’ONU, etc. Mais, à force de faire de Daech l’ennemi idéal, on le renforce à la fois symboliquement et sur le terrain. La seule façon de renverser cette tendance, c’est l’instauration de zones protégées, c’est-à-dire des zones d’interdiction aérienne où les résistants disposeraient de matériel antiaérien. La question est de neutraliser les bombardements. C’est la seule façon d’ancrer en Syrie une alternative aussi bien à Bachar Al-Assad qu’à Daech et de permettre de contenir l’exode. Les gens que j’ai vus dans les camps en Jordanie ne demandent que ça.

Les réfugiés qui viennent actuellement en Europe fuient donc les bombes de Bachar Al-Assad plutôt que celles de Daech ?

Bien sûr, et c’est par exemple le cas du malheureux Aylan. Ce sont les deux faces du même monstre. Il ne faut simplement pas oublier qu’il y a un monstre, Bachar Al-Assad, qui est à l’origine de tout et dont les dégâts déjà causés sont largement supérieurs à ceux de Daech. On ne peut pas les mettre sur le même plan.

Il est beaucoup question en ce moment de l’implication croissante de la Russie…

Les Russes sont très certainement ceux qui connaissent le mieux l’état réel du régime. S’ils s’impliquent autant ces derniers temps, c’est que celui-ci ne se porte pas très bien. On passe du soutien inconditionnel en armement à une intervention directe. Les Iraniens ont effectué le même raisonnement, directement ou indirectement, depuis deux ans. Concrètement, ce régime ne repose plus sur grand-chose.

Comment interpréter les déclarations de François Hollande sur la mise en place de vols de reconnaissance ?

Pour moi, c’est un réajustement tactique qui est le fruit de deux constats. Premièrement, après une année au cours de laquelle les Français ont tenté de convaincre les États-Unis d’avoir une stratégie globale contre Daech et Assad, Hollande a pris acte du caractère intraitable des Américains. D’autre part, nous ne pouvons pas, en tant que Français, rester passifs face à la préparation terroriste dans des camps de Daech situés dans le nord-est de la Syrie. Je parle de réajustement tactique car la stratégie visant à neutraliser Bachar Al-Assad, et à assurer une transition politique sans lui, reste d’actualité.

Ce n’est donc pas une amorce de rapprochement avec le régime, comme on a pu le lire et l’entendre ?

Le Président et le gouvernement ont répété et martelé à plusieurs reprises que ce n’était pas le cas. Après, le commentaire est libre.

Ces frappes, si elles ont lieu, pourraient-elles être efficaces pour contrer le terrorisme ?

La seule solution efficace, bien que complexe, serait de combiner des frappes aériennes avec une coopération au sol avec les forces révolutionnaires combattant Daech. Il s’agirait d’une coopération au niveau opérationnel, mais surtout en matière de renseignement, étant donné qu’elles connaissent les positions et les mouvements de Daech.

Mais le problème du terrorisme ne se situe-t-il pas plutôt en France, au niveau de la société française ?

Non, le problème est à la source. Nous regardons notre société, les Anglais regardent la leur, tout le monde regarde sa société, alors que le pôle d’attraction des volontaires jihadistes et des futurs terroristes se trouve là-bas.

Quelle solution politique pourrait être envisagée une fois le départ d’Assad acté ?

Plutôt que d’espérer une solution par le haut, avec des conférences au bord de lacs helvètes, il faut des cessez-le-feu locaux entre patriotes. On retrouve des patriotes dans les rangs du régime, mais aussi parmi les rebelles, qui ne souhaitent pas voir leur pays sombrer ni être livré aux Iraniens d’un côté et à Daech de l’autre. Pour arriver à ces cessez-le-feu, à Alep par exemple, la condition est de travailler avec les acteurs sur place et, par ailleurs, de neutraliser les étrangers et le régime. Il est beaucoup plus facile de neutraliser Assad localement que par des conférences Genève 1 ou Genève 2. On peut imaginer un cercle vertueux de cessez-le-feu qui s’étendraient.

Publié dans le dossier
Faut-il intervenir en Syrie ?
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don