Médine : Un rappeur dans la poudrière

Les positions provocatrices du chanteur Médine suscitent la controverse. Il se veut artiste « utile » à la convergence des luttes et démarre un tour de France en « démineur ».

Erwan Manac'h  • 9 septembre 2015 abonné·es
Médine : Un rappeur dans la poudrière
© Photo : Erwan Manac’h

La remorque s’ébranle comme un bateau bercé par la houle. Carrure de lutteur gréco-romain, casquette américaine et barbe fournie, Médine saute sur une enceinte pour embrasser la cohue du regard. Pour unique décoration, un immense poing serré jaune tapisse le fond de scène. « Ce que l’on est parle tellement fort/Qu’on en oubliera ce que l’on dit ! » Face à lui, cinquante fans – pas un de plus – serrés entre deux murs de toile et une porte en fer. Bienvenue au « camion-concert » du rappeur Médine, sur les routes de France jusqu’en octobre. « On s’est dit que ça serait “gangsta” ! », lance l’artiste tout sourire en montant sur sa mini-scène, le 2 septembre à Gonfreville, proche banlieue du Havre, où il a ses quartiers. Le show se passe autour d’un escabeau en bois. Celui des « speakers’ corners » (coins des orateurs), symbole de ralliement des citoyens en soif de liberté d’expression dans plusieurs pays anglo-saxons. Médine plonge au milieu de son auditoire, juché sur son escabeau, pour rapper un « appel au jihad social » .

Si son goût pour la provocation et sa barbe taillée en pointe peuvent lui valoir une image d’« islamo-racaille », le rappeur havrais se pose au contraire comme un militant du vivre-ensemble. « Nous voulons ramener la parole populaire là où elle est le plus utile. Loin des bureaux à dorures, là où l’idée d’une France moins repliée sur elle-même peut trouver son sens », raconte le trentenaire à la voix rauque, à quelques heures du début de sa tournée. La sono crache des enregistrements de Caroline Fourest et d’Alain Finkielkraut, ses meilleurs ennemis, pour haranguer une foule multicolore. « Nous n’avons plus en France cette tradition de rap utile », regrette-t-il, brandissant les exemples des rappeurs de Baltimore et de Ferguson aux États-Unis, des porte-voix de la révolution burkinabé ou du mouvement Y’en a marre au Sénégal. Médine veut être ce rappeur de ralliement. Catalyseur des colères. Révélé sur la scène rap en 2009 par l’album Arabian Panther, l’homme s’est donc fait une spécialité des sujets explosifs. Il aime donner des coups et en recevoir. Mais la transgression est un art qu’il ne maîtrise pas toujours. Ainsi, il avoue qu’il « ne reproduirait pas » aujourd’hui les « quenelles » postées sur les réseaux sociaux en pleine affaire de l’interdiction du spectacle de Dieudonné en décembre 2013, « parce que tout un tas de significations sont venues se greffer sur ce geste, que je considérais alors comme un “entartement”   ». Il « regrette » d’avoir perdu quelques amis, six mois plus tard, alors qu’il assistait à une conférence de Kémi Séba, auteur antisémite qui gravite dans la Dieudosphère. Devant l’ampleur des réactions, il avait alors annulé un concert prévu en première partie d’une des conférences du sinistre propagandiste. Aujourd’hui, il se pose en « satiriste responsable », vante sa démarche « d’éducation populaire », au croisement de « Tariq Ramadan, Brassens et Edwy Plenel », et prend ses distances avec Dieudonné, « devenu complotiste ». Un désaveu trop tardif pour dissiper les malentendus et éviter, par exemple, les amalgames entre défense des droits des Palestiniens et antisémitisme. Un mot qui ne fait d’ailleurs pas partie du vocabulaire du rappeur.

Son dernier album, Démineur, sorti en digital et en indépendant après le non-renouvellement de son contrat par sa maison de disques, sonne comme un règlement de comptes avec les « gargouilles de la République », les imams charlatans, Alain Soral et « ceux qui font commerce de la frustration des musulmans ». « J’ai remonté mon curseur en termes de provocation par rapport à l’album précédent, assume-t-il. C’est une tendance qui correspond à l’époque dans laquelle nous vivons. Ça se radicalise. Ça devient une poudrière ». Médine avance sur une ligne de crête. Et ses fausses notes sont symptomatiques des errements d’une partie de son audience, en manque de repères sur le terrain politique. Exemple extrême, les Français qui tuent au nom de l’islam « sont des gens qui n’ont pas eu d’alternative concrète en face d’eux, explique-t-il, ils se sont construit une idéologie guerrière, nourrie du complotisme et du flou idéologique qui règne. S’il y avait eu un radicalisme de gauche, rigoureux, peut-être qu’ils auraient trouvé un refuge ». En période explosive, Médine veut jouer le rôle de démineur. Ce qui n’est pas non plus sans risque. « Il est entier, sourit Nathalie Nail, cheffe de file des communistes au Havre, qui a connu le rappeur adolescent et a eu droit à quelques critiques lorsque ce dernier l’a soutenue aux municipales. Il n’est pas toujours clair, mais il sait où il va. C’est un humaniste. » « Localement, nous avons une image de lui un peu différente de ce qui transparaît dans les médias », glisse aussi une journaliste de France 3 Haute-Normandie qui suit l’enfant du pays depuis son adolescence.

Au Havre, le personnage est loué pour sa disponibilité et la « finesse de son analyse ». Mais quel est l’impact de son discours incisif ? En treize ans de carrière, Médine a déplacé les foules dans les quartiers populaires du Havre, où « il y a un rappeur dans chaque hall », raconte Abou M’Bodji, vice-président de l’association Tiek-Arts, engagée pour l’accès à la culture. Il n’est pourtant plus aujourd’hui prophète en son pays. Au pied d’une tour scrutée par une vingtaine de caméras, Karim, 26 ans, fume un joint et broie du noir. Il apprécie le rappeur, « qui donne une image différente de l’islam », mais se tient à l’écart de ses «  speakers’ corners ». « La politique ? Je ne m’en occupe pas. Je sais que je n’ai pas les capacités pour comprendre, lâche-t-il tout à trac. Moi, la seule chose que j’espère, c’est amasser un peu de monnaie pour monter mon commerce dans mon pays, l’Algérie. Ici, il n’y a que des murs. J’en ai marre de parler à des murs. » « Dans le quartier, nous sommes un peu anesthésiés. Nous ne réagissons pas au racisme que nous vivons au quotidien. Ça explose surtout sous forme de violence dans les foyers », s’alarme Mohamed Maamir-Gharram, militant associatif à Apres, une association de solidarité. À quelques kilomètres de là, quatre garçons se toisent devant la mission locale du quartier Mont-Gaillard, d’où le rappeur est originaire. « Médine [nous] représente, mais on aime plus les “ego-trips” que le “rap conscient” », raconte un jeune lui-même rappeur amateur. Constat partagé par Sylvie Leprovost, responsable d’un service éducatif qui intervient auprès des 11-21 ans : « Nous ne retrouvons pas le discours de Médine dans ce que disent les jeunes. Globalement, ils ne se sentent pas concernés par la politique. » « Très peu de gens sont prêts à s’ouvrir et à converger, déplore quant à lui Médine. Tout le monde est replié sur son idéologie, sa spiritualité, son communautarisme, son étiquette politique. »

Pourtant, parole de militant de terrain, les choses sont en train de changer dans les quartiers havrais. « Nous avons plein de témoignages de mecs qui ont réussi ailleurs et qui reviennent s’investir ici. Parce qu’ils s’aperçoivent que la misère reste terrible », raconte Mohamed Maamir-Gharram. Dans les locaux d’Apres, installés au premier étage d’une tour d’habitation, Abou M’Bodji distribue les notes d’optimisme. Selon lui, un mouvement de fond émergera « d’ici à deux ans. Il manque encore des personnes motrices, mais nous partageons le même constat. » « Ça va arriver, c’est sûr et certain, reprend Mohammed Maamir-Gharram. Sous quelle forme, on ne sait pas. Mais nous, on se rebelle déjà à notre façon en fédérant tous ceux qui veulent agir au service de leurs concitoyens. » Médine espère donc se rendre utile, multiplier les rencontres pendant son mois de tournée, « sonder les esprits et trouver des dénominateurs communs », pour faire percer une solution collective sur un terrain où les réussites ont trop longtemps été individuelles. Hors de ses terres du Havre, il devra aussi s’employer à lever les ambiguïtés, pour rassurer ceux qu’il prétend réunir.

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