Ne pas oublier les Syriens

Si l’on veut se soucier des Syriens, il faut admettre que la rébellion ne cessera pas avec un accord qui leur imposerait de nouveau le boucher de Damas.

Denis Sieffert  • 30 septembre 2015 abonné·es

Du haut de la tribune des Nations unies, lundi, Vladimir Poutine a proféré une vérité première : ce n’est ni aux États-Unis ni à la France de choisir les dirigeants syriens. On ne saurait évidemment aller contre. Il aurait pu ajouter que ce n’était pas non plus à la Russie ou à l’Iran. Avouons tout de même que cette belle profession de foi démocratique a de quoi étonner de la part de l’autocrate du Kremlin. Mais il a raison sur un point : on parle beaucoup de la Syrie depuis quelques semaines, et trop peu des Syriens, de chair et de sang, et souvent de sang. C’est le résultat d’une lecture exclusivement géopolitique du conflit qui n’a guère de considération pour la réalité du terrain. En fait, la crise a remobilisé les capitales étrangères à partir du moment où tout le monde a compris qu’elle n’avait pas fini de s’exporter, et qu’il fallait à la fois tarir le mouvement migratoire à la source et s’attaquer aux bases du terrorisme jihadiste. Avec cette difficulté, à l’origine de bien des confusions, que les deux problèmes ne sont pas directement liés.

L’immense majorité des migrants fuient les bombes de Bachar Al-Assad déversées sur les grandes villes de l’ouest du pays, tandis que Daech entraîne ses futurs terroristes dans des camps situés beaucoup plus à l’est. Les médias audiovisuels ne sont pas les derniers à entretenir cette confusion, en accompagnant par exemple des images de Homs en ruine d’un commentaire sur Daech, alors que l’organisation terroriste n’a pas mis les pieds dans cette ville anéantie par les bombes du régime. La Syrie est en proie à deux terreurs, parfois alliées et parfois concurrentes. Les 250 000 morts depuis mars 2011, c’est Bachar Al-Assad, tandis que Daech instaure dans les villes conquises (comme Raqqa, à l’est du pays), une terreur religieuse, éliminant les minorités, et tous ceux, sunnites compris, qui refusent de se soumettre.

Recourant à une référence qui est un classique dans le discours des grandes puissance, Vladimir Poutine en appelle à une « grande coalition » comparable à celle qui a vaincu Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale, et intégrant bien sûr Bachar Al-Assad. Outre que l’« hitlérisation » de l’ennemi a déjà beaucoup servi dans l’histoire – Nasser et même Arafat n’ont-ils pas été les « Hitler » de la propagande israélienne ? –, il est permis de se demander qui reprendrait le rôle dans le cas présent. Pas sûr que les habitants des grandes villes de l’axe Alep-Deraa, qui regroupe la moitié de la population du pays, fassent la même réponse que M. Poutine. Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible de leur demander leur avis. Et ça n’a jamais été possible sous les Assad, père et fils. Mais une chose est certaine, les Syriens n’accepteront pas une solution qui s’accommoderait du maintien du dictateur qui a tué, mutilé ou chassé une partie de leur famille. Et si l’on veut se soucier des Syriens, il faut admettre que la rébellion ne cessera pas avec un accord, venu de Genève ou d’ailleurs, qui leur imposerait de nouveau le boucher de Damas. La rébellion syrienne est l’acteur oublié des discours de l’ONU. C’est elle pourtant qui a repoussé Daech dans ses tentatives de s’emparer de Marea au nord d’Alep. Et c’est elle qui menace le plus le régime dans l’immédiat. Tant et si bien que les avions de Bachar Al-Assad frappent plutôt les rebelles que Daech lorsque ceux-ci sont aux prises [^2]. Il reste tout de même à s’interroger sur la nature de cette rébellion qui n’a cessé de se transformer depuis les grandes manifestations pacifiques de 2011, et que l’on réduit le plus souvent à l’un de ses courants, le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda.

C’est ici qu’il faut se plonger dans la réalité de cette guerre civile, et laisser de côté les grandes explications géostratégiques. Les mouvements qui ont pris une partie d’Alep contrôlent Idleb et Homs, deux des plus grandes villes du pays, sont traversés par plusieurs courants. Mais un bon connaisseur de la région me disait récemment que ces combattants ne cessaient de passer d’un groupe à l’autre, selon les quartiers. Chacun va là où il y a des armes. D’où la grande porosité de ces mouvements. On mesure combien on est loin des simplifications qui ont cours chez nous. Ce ne sont pas les appartenances idéologiques qui sont les plus déterminantes, c’est l’instinct de survie. On comprend pourquoi tous les schémas qui visent à imposer le maintien de Bachar Al-Assad sont voués à l’échec. Ils ne ramèneront pas la paix civile et ne feront qu’engendrer encore plus de radicalisation. Je suis de ceux pourtant qui pensent que les contacts entre Obama et Poutine n’ont pas été vains. À New York, Américains et Européens – Français en premier lieu – ont admis que la solution politique devait inclure des représentants du régime, et même du « gouvernement », comme l’a dit François Hollande. Ce qui revient à exiger le départ du seul Bachar Al-Assad. Mais, dans une dictature, la figure du dictateur est beaucoup plus que symbolique.

[^2]: Voir l’excellent reportage de Luc Mathieu, dans Libération, le 10 septembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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