Philippe Meirieu : « Les savoirs comme outils d’émancipation »

Pour Philippe Meirieu, l’interdisciplinarité des contenus peut dynamiser l’enseignement. À condition de ne pas faire l’impasse sur une formation spécifique des enseignants.

Ingrid Merckx  • 2 septembre 2015 abonné·es
Philippe Meirieu : « Les savoirs comme outils d’émancipation »
Philippe Meirieu est chercheur et écrivain, spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie.
© HERTZOG/AFP

EPI. Trois initiales pour un dispositif qui n’entrera en vigueur qu’en septembre 2016 mais qui fait déjà beaucoup parler de lui. Les « enseignements pratiques interdisciplinaires » constituent le changement phare de la réforme du collège : le croisement des disciplines fait désormais partie intégrante du programme. Pour « permettre de construire et d’approfondir des connaissances et des compétences par une démarche de projet conduisant à une réalisation concrète, individuelle ou collective ». En 5e, 4e et 3e, deux à trois heures par semaine leur seront consacrées, prélevées sur les cours traditionnels, d’où la réticence d’un certain nombre d’enseignants qui n’arrivent déjà pas à « boucler leur programme ». Si nombre de profs montent déjà des projets entre collègues, le fonctionnement interdisciplinaire est maintenant intégré à l’emploi du temps général. Sur le plan des principes, beaucoup s’en réjouissent, notamment les militants pédagogiques, pour qui l’interdisciplinarité fait partie des fondamentaux. Problème : les enseignants seront-ils formés à ce nouveau fonctionnement ? Comme faire en sorte que les EPI et les allégements de programmes concomitants ne soient pas synonymes de chute des contenus   ? En outre, les EPI reposeront sur la motivation des équipes enseignantes, ce qui laisse craindre de grandes disparités d’un établissement à l’autre. Les éclairages de Philippe Meirieu [^2].

En quoi l’interdisciplinarité est-elle une idée neuve ?

Philippe Meirieu : Historiquement, l’interdisciplinarité est antérieure aux disciplines ! Quand Napoléon a créé le bac, il y avait deux épreuves, une version latine (ou une composition française) et un entretien oral… « interdisciplinaire ». Les disciplines scolaires ne sont pas immuables : certaines apparaissent et d’autres disparaissent en fonction de la demande sociale et des décisions politiques. Dans l’école de Jules Ferry, on enseigne l’hygiène et on apprend aux garçons le maniement des armes. Plus tard, on voit apparaître l’éducation physique et l’informatique. Et des disciplines gardent le même nom mais voient leur contenu évoluer grandement. Aujourd’hui, nous avons introduit les « éducation à » : la santé, l’environnement, la citoyenneté, la sécurité, etc., lesquelles font intervenir plusieurs disciplines. Enfin, les disciplines au sens scientifique et universitaire du terme sont transposées pour être enseignées ; elles structurent désormais le système scolaire au point de devenir l’organisation matricielle de notre enseignement, au moins dans le secondaire.

Chaque enseignant est-il d’abord formé dans sa discipline ?

Il y a une grande différence entre le primaire et le secondaire. On prête à Jules Ferry ces mots : « Pour être un bon instituteur, il faut aimer les enfants ; pour être un bon professeur de mathématiques, il faut aimer les mathématiques. » L’enseignement de l’école primaire s’est structuré autour des progrès de l’enfant dans des savoir-faire de base et des activités interdisciplinaires : le maître donne une leçon de grammaire, une leçon d’arithmétique, mais, s’il donne une leçon de biologie, il corrigera l’orthographe et fera un lien avec l’histoire. La structuration en disciplines apparaît au collège, lequel cherche encore sa voie entre le prolongement du primaire au sein de l’« école fondamentale » pour tous et le lycée, avec ses spécialisations.

La réforme du collège rejoue donc un débat ancien.

En effet, et ce débat se concentre sur les EPI et les nouveaux programmes. La ministre propose une forme de compromis : on ne touche pas aux disciplines, on n’introduit pas la polyvalence des enseignants (qui existe, par exemple, en lycée professionnel), mais on installe officiellement l’interdisciplinarité et l’impératif de travailler ensemble. Les trois heures d’EPI représentent un petit coup de canif dans la structure traditionnelle du collège, mais la matrice reste la discipline.

Quel est l’enjeu de la réforme dans ce contexte ?

L’interdisciplinarité réussira si elle parvient à mobiliser les élèves sur les disciplines. Elle devrait être une occasion de faire découvrir le sens d’une approche des disciplines comme systèmes de savoirs spécifiques permettant de réaliser des projets qui – dans la vie réelle comme à l’école – sont toujours plus ou moins interdisciplinaires. Ainsi, quand des professeurs de technologie, de biologie et de sciences physiques travaillent ensemble pour réaliser une serre, quand un prof de français, un prof d’histoire et un prof de dessin font plancher sur un journal de l’époque révolutionnaire, ils n’abandonnent pas leurs prérogatives, mais ils les légitiment. Et puis ils peuvent travailler de concert à une meilleure maîtrise de l’écrit, à l’apprentissage de la planification des tâches, etc.

L’interdisciplinarité n’est-elle pas une demande des enseignants ?

Depuis le début du XXe siècle, les militants pédagogiques de l’Éducation nouvelle réclament plus d’interdisciplinarité. Ils veulent mobiliser les élèves sur des savoirs qui ne soient pas « fossilisés » mais représentent des outils d’émancipation. D’où l’idée de la « pédagogie de projet ». Mais cela pose plusieurs problèmes : comment éviter qu’un groupe d’élèves aux prises avec un projet ne se scinde en concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs ? Comment évaluer les acquisitions intellectuelles de chacun ? Comment s’assurer qu’il pourra les utiliser seul ? Ces questions nécessitent une formation. Mais nous avons déjà des expériences telles que les « itinéraires de découverte », les « travaux croisés » ou les « travaux personnels encadrés » sur lesquelles s’appuyer.

Pourquoi cela ressort-il aujourd’hui ?

Le collège est en difficulté : on n’arrive pas à mobiliser tous les élèves sur les savoirs, et l’enseignement ne profite vraiment qu’aux enfants favorisés, dont l’entourage a pu leur montrer « à quoi servent » les connaissances, qu’on peut trouver du plaisir à apprendre et de la joie à comprendre. Mais une véritable démocratisation ne peut faire de la motivation un préalable : c’est l’un des objectifs essentiels de l’école. Cette réforme ne réussira pas sans un effort important de formation et une adhésion des enseignants. Elle ne réussira pas si les EPI sont une « soupape de sûreté » ou une usine à gaz. Pour ma part, j’aurais commencé par un appel aux équipes volontaires. Et puis, si on s’était vraiment attaqué à la question de la mixité sociale, il n’y aurait pas tant de collèges qui partent en vrille. Il y aura toujours des professeurs de français, de musique et d’EPS pour monter des opéras en latin en banlieue, mais l’enjeu reste de créer les conditions d’une réussite de tous.

[^2]: Il vient de publier Comment aider nos enfants à réussir. À l’école, dans leur vie, pour le monde , Bayard, 200 p., 17 euros.

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