Sport : A-t-on vendu les valeurs du rugby ?

La Coupe du monde, qui débute vendredi 18 septembre, suscite un fort battage médiatique. Vingt ans après le passage au professionnalisme, l’ovalie est gagnée par certains travers du foot : star-system, argent-roi, etc.

Erwan Manac'h  • 16 septembre 2015 abonné·es
Sport : A-t-on vendu les valeurs du rugby ?
© Photo : PAVANI/AFP

Nos rugbymans sont de piètres comédiens. À l’approche de la Coupe du monde, ils ont pourtant une nouvelle fois colonisé nos écrans et les panneaux d’affichage, telle une armée de publicitaires prête à nous vendre les « valeurs de l’Ovalie ». Engagement, solidarité, respect de l’adversaire… Le rugby charrie des valeurs réconfortantes par les temps qui courent. Mais peut-on en faire commerce sans les dévoyer ? Le rugby-spectacle est-il fidèle à l’imagerie qu’il tente de promouvoir ? Les commerçants « utilisent ces valeurs pour essayer de montrer que, dans leur aventure commerciale, il y a des choses qui relèvent d’un profond humanisme », raille Daniel Herrero, ancien international et ex-entraîneur du Racing club de Toulon, champion de France en 1987. « Ces valeurs sont détournées par le monde du management, de l’entreprise et de la politique », ajoute Alexandre Eyries, chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bourgogne.

Vingt ans après les débuts officiels du professionnalisme, le rugby est menacé des mêmes dérives que son aîné le football : omnipotence de l’argent, crispation des acteurs autour d’enjeux devenus colossaux, emphase médiatique qui confine à l’hystérie. « Nous sommes passés d’une pratique récréative basée sur des valeurs éthiques à un spectacle. C’est un grand bouleversement. On s’inscrit dans une quête de la performance, et c’est l’économie qui devient centrale », regrette Daniel Herrero. Le mouvement de fond s’est accéléré en 2008, avec l’arrivée de riches investisseurs prêts à propulser le championnat français vers les hautes sphères. Avec l’accession de Toulon en Top 14, suivi du club francilien Racing 92, les clubs se transforment en grosses écuries sur le modèle des clubs de foot. Les audiences suivent et les droits télé sont désormais 60 fois plus élevés qu’il y a vingt ans, lorsque la Ligue internationale de rugby autorisait le professionnalisme. Le mouvement est accentué par l’appétit des entreprises, lesquelles sponsorisent les clubs en achetant des pubs ou des places en loge les jours de match pour y convier leurs clients. Clermont-Ferrand, second budget français avec 27 millions d’euros, s’est ainsi constitué un cheptel de 540 « partenaires » qui déboursent entre 2 000 et 400 000 euros à l’année pour une loge au stade Marcel-Michelin. Résultat : le chiffre d’affaires des clubs du Top 14 a doublé en huit ans, avec un modèle de développement largement fondé sur l’endettement, comme dans le football. Les salaires ont triplé en dix ans et oscillent aujourd’hui en moyenne entre 15 000 et 17 000 euros mensuels. Dan Carter, l’ouvreur néo-zélandais, est attendu à l’automne au Racing 92 moyennant 1,1 million d’euros de salaire annuel. Un record.

Pour rendre le sport toujours plus spectaculaire, les responsables du rugby modifient d’année en année la réglementation. Les zones d’affrontement collectif, plus difficiles à décrypter pour le profane, sont réduites, et la circulation rapide du ballon est désormais imposée par le règlement. « C’est dramatique, juge Daniel Herrero, car ce sont les blocages qui mobilisent les hommes en nombre et qui libèrent des espaces sur les extérieurs », là où la magie opère. Moins d’espace signifie moins de surprises et plus d’affrontements individuels. « De fait, le jeu est en train de mourir. Il devient robotisé », tranche l’ex-entraîneur. La sophistication et la cadence des entraînements ont également transformé la morphologie des joueurs. Entre 1987, année de la première Coupe du monde, et 2011, le poids moyen d’un joueur a grimpé de 13 kg (à 104,4 kg) et le temps de jeu effectif d’un match de Coupe du monde a presque doublé, passant de 21 minutes à 37 aujourd’hui, selon une étude de l’Équipe. Comment, dans ces conditions, ne pas apporter du crédit aux alertes répétées d’anciens joueurs et de journalistes sur la banalisation du dopage dans le rugby ?

Ces dangers guettant le haut niveau ne sont pas sans conséquence pour le rugby amateur. L’argent y est omniprésent, jusque dans certaines équipes de Fédéral 3, la division 5, où les clubs distribuent chaque mois en moyenne 3 300 euros à leurs joueurs, selon les chiffres pour 2014 de la Direction nationale d’aide et de contrôle de gestion (DNACG). Le rugby de clocher pourrait également souffrir de la concurrence du star-system, car l’affiche de chaque journée de championnat est désormais programmée le dimanche après-midi, un moment réservé jusqu’alors au rugby amateur. Il faut toutefois relativiser l’ampleur du phénomène. Un monde sépare encore le rugby du football. La recette moyenne des clubs de Ligue 1 de football est quatre fois supérieure à celle d’un club de Top 14, et les transferts ne donnent pas lieu, au rugby, à des transactions financières entre clubs. Les dirigeants du rugby français ont aussi adopté une série de garde-fous. La masse salariale des clubs est plafonnée à 10 millions d’euros depuis 2011 et la Ligue nationale de rugby (LNR) prévoit d’imposer aux professionnels le versement d’un pourcentage de leur salaire aux clubs qui les ont formés. Pour freiner le recours massif aux joueurs étrangers, elle a instauré un quota de 55 % de joueurs issus de centres de formation français ou ayant joué cinq ans dans l’Hexagone.

Pour l’heure, les clubs contournent encore allégrement ces règles. Pour dépasser ces plafonds, ils rétribuent leurs stars via des sociétés créées pour la vente de produits dérivés et recrutent de jeunes étrangers prometteurs pour les faire évoluer dans leurs centres de formation afin de les présenter comme des « joueurs issus de la formation française ». Le club clermontois a même installé un centre directement aux Fidji. Mais beaucoup d’acteurs veulent agir pour endiguer les effets pervers d’une course folle. Joueurs en tête. « Nous ne pourrons jamais empêcher quelqu’un d’acheter un club pour en faire sa danseuse, estime Robins Tchalé-Watchou, deuxième ligne de Montpellier et président du syndicat des joueurs professionnels Provale, mais nous pouvons mettre en place un système qui prévienne les dérives, si nous avançons vers une vision commune. » En particulier pour la protection des joueurs, contraints à une charge physique de plus en plus forte. « Tout le monde se rend compte que, pour préserver notre discipline, il faut préserver ses acteurs », souligne le joueur, qui observe un début de prise de conscience salutaire. « Nous sommes à une période cruciale sur tous les plans. Concernant le modèle économique, l’amour et le désamour du public, les valeurs du rugby et leur subsistance dans un contexte de surmédiatisation. » Les débats resteront donc vifs en Ovalie. Même si les astres du sport-spectacle et le concert de superlatifs qui entoure chaque grand rendez-vous exercent une redoutable force d’inertie.

Société
Temps de lecture : 6 minutes