« Vers l’autre rive », de Kiyoshi Kurosawa : Perle du Japon

Vers l’autre rive, magnifique film de Kiyoshi Kurosawa, montre un couple se préparant à se séparer alors que l’homme est déjà mort.

Christophe Kantcheff  • 30 septembre 2015 abonné·es
« Vers l’autre rive », de Kiyoshi Kurosawa : Perle du Japon
Vers l’autre rive , de Kiyoshi Kurosawa, 2 h 07.
© Sayuri Suzuki

La mort et ses modalités telles que nous les transmet le cinéma asiatique non seulement ouvrent nos perspectives cartésiennes mais donnent aussi des films magnifiques. Après Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), du Taïwanais Apichatpong Weerasethakul, on peut compter parmi ceux-là le nouveau film du Japonais Kiyoshi Kurosawa. Au cœur de Vers l’autre rive  : ce sentiment fréquent de regret, d’incomplétude, après la mort d’un proche, pour ne pas lui avoir dit une dernière chose, ne pas avoir accompli avec lui un dernier acte. Ici, c’est le disparu qui revient auprès de sa femme afin qu’elle l’accompagne dans l’ultime phase de son trépas. Il a en effet physiquement disparu trois ans plus tôt, dans des circonstances particulières – il semble qu’il se soit suicidé, s’étant découvert gravement malade, et son corps, noyé en mer, n’a jamais été retrouvé. Mais son esprit ne s’est pas évanoui. Et c’est sous l’apparence qui était la sienne avant son décès que Yusuke (Tadanobu Asano) apparaît à sa femme, Mizuki (Eri Fukatsu), un soir, dans son appartement. Mizuki est une jeune professeure de piano que la tristesse, au cours de ses trois années de solitude, n’a pas abandonnée. À la vue de Yusuke, ce n’est pas la frayeur qui l’envahit mais la joie.

L’appartement de Mizuki, partagé entre ombre et lumière, recoins et pièces ouvertes, prédispose à ce retour extraordinaire. Yusuke surgit comme un fantôme, susceptible de disparaître dans la seconde, dont la présence, pourtant, est réelle, incarnée. La première chose, d’ailleurs, que fait Yusuke, c’est de manger des perles du Japon préparées par sa femme, qu’il trouve excellentes. Le film joue à tout instant sur cet antagonisme évanescence/matérialisme (qui en rejoint un autre, fantastique/réalisme), sous la forme d’un entre-deux ou d’un contraste. Une fois que Yusuke a expliqué à Mizuki les circonstances de sa venue auprès d’elle, il l’emmène dans un voyage à travers le Japon pour lui faire découvrir des « endroits merveilleux » et les personnes qu’il a rencontrées au cours de ces trois années d’absence. Après l’intimisme de l’appartement, l’extérieur, donc : des paysages de campagne – que Kurosawa a très peu filmés dans ses films précédents –, des forêts, des chutes d’eau, des rochers… Mais, parmi les personnes visitées, toutes ayant en amitié Yusuke, certaines sont, comme lui, déjà mortes sans le savoir (un vieux livreur de journaux veuf), ou d’autres hantées par un disparu. C’est le cas d’une femme dont la jeune sœur décédée depuis longtemps apparaît devant Mizaki pour se mettre au piano, dans une scène bouleversante. Alors que Yusuke avance ainsi vers son départ, cette fois-ci sans retour, le couple amoureux se redécouvre en même temps qu’il règle ses derniers comptes prosaïques – plus exactement, c’est la vivante Mizaki qui reproche à son mari d’avoir eu une maîtresse. Un reproche « humain » mais, justement, n’est-il pas futile dans cette situation ?

Aussi surprenant cela soit-il, il y a quelque chose du Voyage en Italie, le chef-d’œuvre de Rossellini, dans cette traversée du Japon. Qui aboutit, là aussi, à une réconciliation. Mais celle qui s’accomplit entre Mizaki et Yusuke est plus charnelle – toujours ce chemin de crête entre les limbes et la Terre. Yusuke, qui avait expliqué à sa femme que cela seul était défendu entre eux, fait l’amour avec elle. C’est l’une des plus belles scènes de fantôme que le cinéma ait offertes. Vers l’autre rive, entre douceur poétique, jouissance onirique et nécessaire séparation, se révèle un splendide film d’amour et d’adieu.

Cinéma
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