Yanis Varoufakis : « Ce ne fut rien d’autre qu’un coup d’État »

La description par Yanis Varoufakis des négociations avec les créanciers de la Grèce est d’une rare force politique.

Yanis Varoufakis  • 30 septembre 2015 abonné·es
Yanis Varoufakis : « Ce ne fut rien d’autre qu’un coup d’État »
Notre Printemps d’Athènes , Yanis Varoufakis, 112 p., 10 euros.
© SOLARO/AFP

Yanis Varoufakis publie dans ce livre l’intégralité de son discours prononcé le 31 août lors de la Fête de la rose de Frangy-en-Bresse, ainsi qu’un entretien réalisé le même jour. Le ministre des Finances d’Alexis Tsipras revient dans l’extrait ci-dessous sur les négociations de février entamées avec les créanciers de la Grèce.

Nos négociations avec les institutions, avec la troïka, ont été l’expérience la plus frustrante qu’on puisse imaginer. Comme certaines personnes ennuyeuses qui veulent tellement vous parler de tout à la fois que vous finissez par ne parler de rien du tout, les institutions ont exigé un « examen complet » conduisant à un « accord global », ce qui signifiait qu’ils voulaient parler à propos de tout. Ils disaient : « Nous avons besoin de toutes vos données sur la trajectoire budgétaire actuelle de l’économie grecque, nous avons besoin de toutes les données sur les entreprises publiques, de toutes les données sur les fonds de pension, sur les sociétés d’énergie », sur ceci, cela et autre chose. Pour prouver notre esprit de coopération, nous avons avancé, répondu aux questionnaires, tenu d’innombrables réunions et nous fournissions les données. Après que nous eûmes perdu beaucoup de temps à chercher des données qu’ils avaient déjà, avant même que nous, les ministres, en eûmes pris connaissance, ils nous demandèrent ce que nous avions l’intention de faire à propos de la TVA. Nous faisions de notre mieux pour leur expliquer nos projets réalistes et modérés pour la TVA. Ils écoutaient, semblant sceptiques, rejetaient notre proposition, mais ne parvenaient pas, eux, à en faire une. Et puis, avant d’avancer vers un accord sur la TVA, ils passaient à une autre question, comme la privatisation. Ils demandaient ce que nous voulions faire au sujet de la privatisation, nous mettions en avant quelque chose de sensé et de modéré, ils le rejetaient. Ensuite, ils se déplaçaient vers un autre sujet, comme les pensions, et de là vers les marchés de produits, puis les relations de travail, etc. C’était comme un chat qui court après sa queue. Le plus grand obstacle à la conduite d’une négociation raisonnable était peut-être la fragmentation de la troïka. Le FMI se rapprochait de nous en reconnaissant l’importance de la restructuration de la dette, mais il insistait pour que nous supprimions toutes les protections restantes des droits des travailleurs et des actifs de la classe moyenne, comme les pharmaciens ou les ingénieurs. La Commission était beaucoup plus bienveillante à notre égard sur ces questions sociales, mais elle interdisait toute référence à la restructuration de la dette de peur que ça ne dérange Berlin ou Francfort. La BCE avait son propre ordre du jour. En bref, chacune des institutions avait différentes lignes rouges, ce qui signifiait que nous étions emprisonnés dans une grille de lignes rouges.

Pire encore, nous avons dû faire face à la « désintégration verticale » de nos créanciers, car les patrons du FMI et de la Commission avaient un programme différent de celui de leurs sbires, et les ministres des Finances allemand et autrichien avaient un ordre du jour en contradiction totale avec celui de leurs chanceliers. Les jours et les semaines passaient parce que nos créanciers ne cessaient de retarder le processus – tandis que des fuites dans la presse prétendaient que c’était nous qui empêchions les négociations – et que notre gouvernement était délibérément asphyxié par la BCE. Même avant notre élection, la BCE avait indiqué qu’elle réduirait l’accès des banques grecques aux liquidités. Nos adversaires dans la presse en ont profité pour lancer une gigantesque campagne de peur, incitant les déposants à retirer leur argent des banques, et y réussissant. Il n’est rien de plus facile au monde que de provoquer une panique bancaire, panique que les banques centrales sont justement censées empêcher. Quelques jours après notre élection, je me suis précipité à Londres pour parler aux financiers de la City afin de les rassurer et de les convaincre que notre gouvernement était favorable à l’entreprise, tout en étant déterminé à sauvegarder les intérêts de notre population en difficulté. Ça a marché. Le lendemain matin, la Bourse grecque a augmenté de 12 % et les actions bancaires de 20 % et plus. Le jour d’après, la BCE a annoncé qu’elle devait limiter l’accès de nos banques au mécanisme de liquidité. La Bourse fut de nouveau écrasée. Pourquoi la BCE infligea-t-elle cela à notre nouveau gouvernement ? La réponse officielle fut que « le programme » de la Grèce venant à expiration à la fin du mois de février, cela « soulevait des questions sur la garantie des banques grecques ». En réalité, la BCE mettait la pression sur notre gouvernement pour mettre fin à notre rêve de ranimer l’espoir et pour que nous acceptions le programme en échec de la troïka tel qu’il était… peut-être avec quelques modifications cosmétiques.

Il est intéressant de comparer ce que la BCE nous a infligé avec ce qu’elle avait fait à l’été 2012, lorsqu’un nouveau gouvernement avait été élu et que, à nouveau, le « programme » grec était dans les limbes. La BCE avait alors augmenté la liquidité des banques à des niveaux très hauts en une seule fois et avait fait passer le plafond de la carte de crédit (ou T-Bill) de l’État grec de 15 milliards à 18,3 milliards. Dans notre cas ? Dans notre cas, la BCE a augmenté la liquidité des banques peu à peu, jour après jour, suscitant chez les déposants la peur que, peut-être, la limite ne serait pas relevée le lendemain et que les banques seraient à sec. Naturellement, la panique bancaire a empiré. Quant à la limite de la carte de crédit du gouvernement, au lieu de la pousser de 15 à 18,3 milliards, la BCE l’a réduite, utilisant une astuce juridique sans précédent, passant de 15 à 9 milliards. Et tout cela à un moment où je devais trouver 7 milliards pour effectuer des paiements au FMI… paiements dont il était originellement prévu qu’ils seraient effectués grâce à de nouveaux prêts… qu’on ne nous a en fait jamais donnés. Leur stratégie était très, très simple : retarder tout accord avec nous, nous en faire porter le blâme, parler du manque de « crédibilité » de nos propositions, jusqu’à ce que notre gouvernement, l’État, soit à court de liquidités ; puis nous poser un ultimatum sous la menace de la fermeture immédiate des banques. Ce ne fut rien d’autre qu’un coup d’État. Comme je l’ai déjà dit, en 1967, il y eut les tanks, en 2015, il y eut les banques. Mais le résultat a été le même : renverser le gouvernement ou le forcer à se renverser lui-même, ce que malheureusement le Premier ministre Tsipras a décidé de faire le soir de notre magnifique référendum, le soir où j’ai démissionné, et qu’il a confirmé le 12 juillet.

© éditions Les Liens qui libèrent

Idées
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