Eloge…

…de la paresse

Bernard Langlois  • 15 octobre 2015
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[Justement, paresseux que je suis… Longtemps que je n’ai pas alimenté ce blog, c’est pas bien ! En classant un peu de vieilles choses, sur mon bureau virtuel, je suis tombé sur ce texte, rédigé il y a longtemps et jamais paru. Je me suis dit que ça vous changerait un peu d’une actualité particulièrement mortifère, non ?]

Eloge de la paresse

Longtemps je me suis levé de bonne heure. Preuve que je ne suis pas paresseux de naissance.

Et quand je dis de bonne heure, c’est vraiment de très bonne heure : quand vous vous rasez le matin en rêvant à je ne sais quel destin, ou que vous trempez vos tartines en écoutant la radio d’une oreille distraite, dites-vous bien que le type qui vous parle, là, (ou la fille — la profession s’est beaucoup féminisée depuis mes débuts), est à la peine depuis au moins 4 H du matin. Il a déjà dépouillé des tonnes de dépêches, épluché une dizaine de journaux, écouté autant d’enregistrements de correspondants régionaux ou internationaux, téléphoné à tel ou tel en s’excusant de le tirer du lit ; il a ensuite rédigé lui-même les quelques feuillets de « son » bulletin (1), celui qu’il va ensuite, après qu’aura retenti le carillon annonciateur, lire à l’antenne à l’heure dite : celle où vous l’écoutez, peinard, dans votre intimité.
Le tout en avalant un litre de café et ayant fumé une vingtaine de Gitanes.

Eh bien, vous me croirez si vous voulez, quarante-sept ans après mes débuts radiophoniques, il m’arrive encore de temps à autre de faire ce cauchemar récurrent : je suis à mon bureau dans la salle de rédaction d’Europe 1, l’heure tourne, le temps file, je m’échine à rédiger mon texte, plus que dix, plus que cinq, plus que deux minutes avant l’antenne, je fonce vers le studio (à l’époque, il fallait descendre un étage), je suis encore dans le couloir quand sonne ce maudit carillon : je ne suis pas en place à l’heure dite. Sueur froide, je me réveille.
Dans la presse écrite il y a aussi des contraintes techniques, des heures de bouclage, mais ce n’est pas à la minute près ; dans l’audiovisuel, on commence à l’heure dite.
Non seulement les nuits étaient courtes ; mais chaque aube était une sorte de course contre la montre qui vous mettait les nerfs en pelote.
Ça s’appelle le stress.

Tout ça pour dire qu’il est des métiers passionnants, mais qui ne contribuent pas vraiment — sauf à accepter une discipline quasi ascétique qui vous prive d’à peu près toutes les bonnes choses de la vie, ce à quoi je n’ai jamais pu me résoudre — à vous conserver une santé de fer. Qui même, disons le, vous déglinguent (sans parler de la santé mentale de l’homo mediaticus, mais c’est un autre sujet !). Voilà donc comment je me suis convaincu de devenir paresseux.
J’y ai mis d’autant plus d’application que je ne l’étais pas de nature.

Faire l’éloge de la paresse vous place d’emblée sous quelques patronages illustres :

— Celui de Dagobert et des rois fainéants : Ah, la belle vie passée à se prélasser, la culotte à l’envers, au creux de coussins moelleux, avec quelque belle nana en hénin, dans le doux balancement du char à bœufs ! Le grand pied, Berthe …

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— Celui de Diogène dans son tonneau : « – Demande-moi ce que tu veux ! » , dit l’empereur Alexandre qui voulait s’attacher ses services. « – Ôte-toi de mon soleil ! » , lui répond le philosophe grec, façon polie de l’envoyer aux pelotes …


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— Celui d’Alexandre : oh, pas le Grand, mort à 33 ans d’avoir fait trop de conquêtes ; mais le Bienheureux, celui d’Yves Robert, Alexandre Gartempe, alias Philippe Noiret, inoubliable feignasse champêtre enfin délivré du travail par un veuvage bienvenu !

— Celui d’Ivan Voïnitski : l’Oncle Vania de Tchekov, bucolique rêveur sous les frondaisons du domaine familial et qui professe que « la paresse et l’oisiveté, c’est contagieux ! » (Un peu, mon n’veu !)

— Celui de Jules Renard : « Je me surmène de paresse » , assurait l’auteur de Poil de Carotte, qui donna de son vice cette lumineuse définition : « Habitude prise de se reposer avant la fatigue » ; ce en quoi il cousine avec Alphonse Allais, dont j’ai accroché cette maxime au mur de mon bureau : « Quand on ne travaillera plus le lendemain des jours de repos, la fatigue sera vaincue. »

Car, figurez-vous, la paresse est un vice, mère de tous les autres, assure-t-on ! Ce en quoi cet autre écrivain, Jacques Sternberg, s’inscrit en faux : « Bien plus que la paresse, c’est la caresse qui est la mère de certains vices et de beaucoup de fils ! » L’évidence même (remarquez : paresse et caresse peuvent faire bon ménage, et la sieste sait à l’occasion se faire crapuleuse ; peut-être pour ça que l’Eglise la range dans les péchés capitaux …)

Mais on ne saurait traiter du sujet sans un détour chez celui qui érigea la paresse en droit.

Dans la famille Marx, je demande le gendre !


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C’est en 1880 que Paul Lafargue (1842-1911), alors en exil à Londres (il a fui la répression de la Commune de Paris, où ce révolutionnaire, disciple de Proudhon et de Marx, dont il a épousé la fille, Laura (2), a pris une part active), écrit cet essai fameux, Le Droit à la paresse , conçu comme une réfutation du droit au travail, que la IIé République naissante avait inscrit dans sa Constitution.

Tout est à lire, dans ce court réquisitoire contre le travail, qui voue les masses prolétaires à l’abrutissement tandis que les bourgeois se gobergent.
Citons-en l’introduction : « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations ou règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussé jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu, réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi qui ne professe d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste. » (3)

La sagesse populaire ne dit pas autre chose : « La preuve que l’homme n’est pas fait pour le travail, c’est que ça le fatigue ! »
Comme le proverbe espagnol : « Descansar es salud ! » (Se reposer est santé).
À la vôtre.

B.L.

*(1) Car depuis maintenant plus d’un demi-siècle, les journalistes viennent lire eux-mêmes au micro les textes qu’ils ont rédigés (et dont ils assument donc la responsabilité) : avant, il y avait des « speakers », qui faisaient profession de lire les nouvelles qu’on avait rédigé pour eux. C’est Europe 1 qui a « inventé » le journaliste à tout faire, à l’époque une petite révolution.

(2)Paul et Laura Lafargue se sont donné la mort, ensemble, en 1911. Le philosophe avait laissé cette lettre : « Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres » . Les époux sont enterrés au Père Lachaise, face au Mur des Fédérés.

(3) Pouvait-il prévoir, hélas, que la patrie du « socialisme réellement existant » se fourvoierait au point d’inventer le stakhanovisme ?
*

Publié dans
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Temps de lecture : 7 minutes
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