Les possibilités d’une île

En filmant des pêcheurs des Açores, Joaquim Pinto et Nuno Leonel interrogent notre civilisation.

Christophe Kantcheff  • 21 octobre 2015 abonné·es
Les possibilités d’une île
Le Chant d’une île , Joaquim Pinto & Nuno Leonel, 1 h 43.
© DR

Chronologiquement, les images du Chant d’une île ont été tournées dix ans avant celles d’ Et maintenant ?, le film de Joaquim Pinto et Nuno Leonel sorti l’an dernier, qui nous avait tant enthousiasmés [^2]. Pourtant, le Chant d’une île n’a rien d’un retour en arrière : il est empreint du même esprit caractéristique de ces cinéastes, qui réhabilitent la notion d’humanisme, depuis longtemps galvaudée. C’est-à-dire qu’à travers leur caméra et ceux qu’ils filment, ils constituent un monde qui a pour centre la pensée généreuse, la solidarité, la communauté des humains et l’harmonie de celle-ci dans son environnement. Tel est le cas de ce film, qui raconte la vie des pêcheurs du village de Rabo de Peixe, sur les îles des Açores, où Joaquim Pinto et Nuno Leonel ont filmé pendant deux ans.

Les réalisateurs se sont liés en particulier avec un jeune pêcheur d’espadons, Pedro, et ont embarqué avec lui et ses coéquipiers pour des nuits et des petits matins de pêche. Où l’on voit des hommes soudés, souvent silencieux, dans une activité entièrement artisanale, parfois décevante, car les mers s’épuisent en raison de la pêche industrielle. À ces images s’ajoutent celles, fascinantes, qu’a réalisées Nuno Leonel en plongée sous-marine, captant des bancs de poissons dans la lumière des rayons qui pénètrent l’eau claire, ou des présences plus mystérieuses dans la pénombre des fonds.

Aux côtés des habitants de Rabo de Peixe, les réalisateurs ont aussi filmé, à la manière d’anthropologues impliqués, la vie au quotidien, les fêtes rituelles, une existence communautaire qui n’a plus cours sur le continent européen. Ils se sont aussi rendus au cœur des îles, là où la présence humaine ne s’est jamais vraiment implantée. Sans idéaliser outre mesure cette manière de vivre, Joaquim Pinto et Nuno Leonel évoquent ce qu’elle a de riche – en particulier la liberté, d’ordre quasi philosophique, du pêcheur. Mais elle reste fragile : les problèmes sociaux sont importants à Rabo de Peixe, tandis que la « modernité » capitaliste se rapproche. En s’arrêtant sur ce petit bout de terre perdu dans l’océan Atlantique, Joaquim Pinto et Nuno Leonel ont réalisé une œuvre qui interroge ce que signifie une civilisation. Ils le font toujours pétris de culture livresque (Simone Weil, Melville…) et d’attention aux autres, abolissant les frontières inutiles entre filmeurs et filmés, mais sachant toujours se placer à la bonne distance.

[^1]: Désormais en DVD. Voir Politis n° 1367.

Cinéma
Temps de lecture : 2 minutes