Deux livres pour mieux lire le monde

*L’Atlas* de Boniface et Védrine, et *l’État du monde* de Badie et Vidal, des instruments précieux pour décrypter une réalité complexe.

Denis Sieffert  • 4 novembre 2015
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Deux livres pour mieux lire le monde
© **Un monde d’inégalités. L’état du monde 2016** , sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, La Découverte, 250 p., 19 euros. **Atlas du monde global** , Pascal Boniface et Hubert Védrine, Armand Colin/Fayard, 155 p., 22 euros. Photo : RUIZ/AFP

Dans un petit livre récent, le psychanalyste Gérard Haddad s’interroge sur la notion de vérité [^2]. Est-elle multiple ? Est-elle unique ? Au risque de surprendre, l’auteur, tout entier engagé dans la lutte contre le fanatisme, considère qu’il existe bien une vérité unique. Mais, s’empresse-t-il de préciser, personne ne la possède parce qu’elle peut « apparaître différente selon l’angle duquel on la perçoit ». Ni fanatisme, donc, ni relativisme absolu. Et c’est bien cette philosophie qui anime les auteurs de l’Atlas du monde global, version 2016, qui paraît ces jours-ci. L’originalité de cet ouvrage de référence, préparé par le politologue Pascal Boniface et l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, réside précisément en ceci qu’il propose des points de vue multiples sur le monde. Cartes à l’appui, il place le lecteur dans la situation d’être tour à tour états-unien, français, allemand, britannique, israélien, russe, chinois, arabe du Golfe, africain… Comme dirait Haddad, le cristal est toujours le même, mais il a plusieurs faces. Au total, dans ce chapitre, une trentaine de cartes font apparaître les dépendances économiques et énergétiques, les alliances, les soutiens critiques et les belligérances. On peut en déduire les peurs et les ambitions, souvent ferments de crises.

C’est en vertu du même principe pluraliste que les auteurs proposent au lecteur « diverses interprétations du monde global ». Cinq thèses sont explorées, de l’idée d’une « communauté internationale » à celle d’un « monde chaotique » en passant par le trop fameux « choc des civilisations ». Autant de grilles de lectures pour un même monde. Les auteurs s’interrogent sur la possible émergence d’un « monde multipolaire », qui supposerait que les puissances régionales, y compris émergentes, finissent par former un « directoire ». La question intéresse évidemment l’Europe. Celle-ci sera-t-elle capable de constituer un pôle ? La ligne actuelle conduit tout droit à une réponse négative qui réduirait l’Europe à n’être plus qu’une région dans un ensemble occidental sous domination américaine. Hélas, il apparaît que c’est bien la thèse du chaos qui l’emporte aujourd’hui. Celle d’une histoire devenue imprévisible, « surtout, notent Boniface et Védrine, aux yeux des Occidentaux qui ont cru que le monde était ordonné par eux ». Ce qui fut vrai, mais ne l’est plus, malgré quelques expéditions d’un autre âge. Les auteurs fournissent au lecteur une foule de données globales, démographiques, religieuses, écologiques, sociales, sanitaires… On s’attardera évidemment sur la carte des migrations internationales. Des migrations qui ont muté. Elles ont été Nord-Sud ou Nord-Nord à l’époque coloniale et industrielle ; elles sont désormais Sud-Nord ou Sud-Sud. En dépit de l’actualité européenne, ce sont les États-Unis qui restent le premier pays d’immigration du monde avec 35 millions de résidents nés à l’étranger, soit 12 % de la population. Plutôt que de penser en périls, voire en menaces terroristes, les auteurs soulignent que ces mouvements migratoires constituent surtout une « fuite des cerveaux », c’est-à-dire un nouveau et terrible handicap pour l’avenir des pays d’origine, à supposer même que les conflits qui ont motivé leur fuite soient réglés.

Cette même question est abordée par la sociologue Catherine Wihtol de Wenden dans un ouvrage d’une facture tout à fait différente. L’État du monde 2016, publié sous la direction de l’universitaire Bertrand Badie et du journaliste et historien Dominique Vidal. La sociologue met en évidence une double injustice : « Un droit inégal à la mobilité », d’une part, et, d’autre part, une grande inégalité de traitement selon les pays d’accueil. L’inégalité est d’ailleurs l’angle choisi par les auteurs pour nous aider à comprendre le monde de 2016. Ce paradigme est hélas très pertinent, aussi bien du point de vue des rapports Nord-Sud (un habitant d’un pays riche dispose en moyenne d’un revenu 30 fois supérieur à celui d’un pays pauvre) que du point de vue des relations internes à chaque pays, et entre les individus (les revenus moyens des 5 % les plus riches sont plus de 160 fois supérieurs à ceux des 5 % les plus pauvres). Inégalités économiques, bien sûr, mais aussi écologiques, sanitaires, scolaires, culturelles. Principale accusée, la mondialisation libérale, synonyme de financiarisation. L’un des moments forts de cet ouvrage collectif est l’argumentation de l’économiste Gaël Giraud autour de la question du dérèglement climatique. Alors que la population du globe atteindra 9,5 milliards en 2050, les rendements agricoles vont baisser en raison du réchauffement. « Loin de la disparition chimérique de la pauvreté extrême à l’horizon 2030 [que promettent certains prévisionnistes libéraux. NDLR], c’est la famine [qui se profile] pour une vaste fraction des plus pauvres. » À l’alternative « socialisme ou barbarie », il faut peut-être substituer aujourd’hui l’alternative écologie ou barbarie. La menace va-t-elle faire bouger les lignes ? Le mérite de l’ouvrage est aussi de reconnecter la violence politique avec les inégalités. Aux antipodes des discours essentialistes. Le sociologue Laurent Gayer met cependant en garde contre une perception trop mécaniste de ce qui est une « corrélation » plus qu’un « lien de cause à effet ». Pour tous ceux qui sont avides de comprendre les enjeux de notre époque, et les raisons profondes des périls qui menacent, ces deux ouvrages sont des outils précieux.

Illustration - Deux livres pour mieux lire le monde

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[^2]: Dans la main droite de Dieu, Gérard Haddad, Éd. Premier Parallèle, 120 p., 12 euros.

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