« Le Fils de Saul » – Christian Delage : « Comment donner une place au spectateur ? »

À l’occasion de la sortie du Fils de Saul, de László Nemes, l’historien Christian Delage revient sur la difficulté de traiter au cinéma la question de la représentation des camps de la mort.

Christophe Kantcheff  • 4 novembre 2015 abonné·es
« Le Fils de Saul » – Christian Delage : « Comment donner une place au spectateur ? »
Christian Delage , Historien et réalisateur. Christian Delage participe avec Clara Royer, scénariste du film, au débat suivant la projection du Fils de Saul, le 10 novembre à 20 h, au cinéma Luminor, 20, rue du Temple, 75004, Paris.
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La polémique espérée par les responsables du Festival de Cannes a accouché d’une souris. Le Fils de Saul, premier long métrage du Hongrois László Nemes, annoncé comme potentiellement polémique par Thierry Frémaux lors de la présentation de la compétition, a été crédité au palmarès du prestigieux Grand Prix dans l’enthousiasme général, et avec l’adoubement de Claude Lanzmann. László Nemes « est jeune, intelligent, beau et il a fait un film dont je ne dirai jamais aucun mal », a dit l’auteur de Shoah, qui se veut incontournable sur la question. Le film mérite pourtant mieux qu’un simple élan d’admiration. Le Fils de Saul met en scène un membre des Sonderkommandos à Auschwitz, chargés de faire entrer leurs coreligionnaires juifs dans les chambres à gaz puis de ramasser les corps pour les porter au four crématoire. Au début du film, Saul (Géza Röhrig) voit un enfant mort, qui a été achevé par un médecin nazi alors que le gaz ne l’avait pas complètement asphyxié. Il le reconnaît comme étant son fils – mais le spectateur ne sera jamais sûr de la réalité de ce lien filial. Dès lors, Saul n’a plus qu’une idée en tête : trouver un rabbin pour enterrer l’enfant. Pour porter cette intrigue étonnante, László Nemes a choisi de tenir sa caméra tout près de son personnage principal, le second plan restant flou – comme les corps à ramasser, par exemple. À ce dispositif de mise en scène s’ajoute une bande-son bruitiste anxiogène et une incessante mise en tension scénaristique, voire un suspense. Nous avions estimé, à Cannes, que les moyens esthétiques mis en œuvre et la volonté du cinéaste d’intégrer dans son film plusieurs thématiques liées à l’histoire des camps n’étaient pas sans poser problème, eu égard à la question de la représentation des chambres à gaz. Nous avons voulu ici ouvrir le débat avec un historien, Christian Delage, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS/Paris 8). Il co-organise, du 8 au 19 novembre, avec le Mémorial de la Shoah, un cycle intitulé « La pérennité du témoignage ».

Comment s’est construit le débat sur la représentation possible ou non des camps de la mort ?

Christian Delage : Il vaut mieux en effet parler de figuration cinématographique des camps, et des conditions de l’entretien de leur mémoire vive dans les sociétés contemporaines, plutôt que d’évoquer de manière trop générale la question de la représentation au cinéma de la Shoah. En France, le débat trouve son origine en 1961 dans l’article de Jacques Rivette sur le film de Gillo Pontecorvo, Kapò, où il qualifie d’abject le travelling avant sur Emmanuelle Riva quand son personnage se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés. Au début des années 1990, dans un texte intitulé « Le travelling de Kapò  », Serge Daney revient sur ce qui lui semble un principe éthique : la justesse de la bonne distance pour filmer était bien du côté de Resnais avec Nuit et Brouillard, et non de Kapò. En 2001, en lien avec une exposition importante, « Mémoire des camps », Georges Didi-Huberman propose une analyse documentée de quatre photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, en août 1944, aux abords d’une chambre à gaz. Son texte fait l’objet d’une réplique très vive dans la revue les Temps modernes, dirigée par Claude Lanzmann, où il est dit qu’ « il n’y a pas d’image de la Shoah ». En réponse, Didi-Huberman publie Images malgré tout (Minuit, 2003), qui fut salutaire en termes de débat intellectuel, car son argumentaire était dénué de polémique.

À partir de quand a-t-on réalisé des films de fiction dont l’action se déroule dans un camp d’extermination ?

Dès 1948, avec la Dernière Étape, réalisé par Wanda Jakubowska, une survivante d’Auschwitz qui, y retournant trois ans après pour faire ce film, a expliqué que le camp ne lui apparaissait déjà plus tel qu’elle l’avait connu, posant ainsi la question de l’altération inévitable des lieux de mémoire.

Quel regard portez-vous sur le Fils de Saul ?

Je trouve que le film propose une réponse à un problème crucial, celui de la bonne distance. Il semble que le cinéaste n’a cessé de se poser cette question : comment ne pas être frontal ? Il y répond au moyen de ce que permet la caméra, plus particulièrement la focale, puisqu’il rend flou le second plan par rapport à son personnage, qui, lui, est au premier plan et que nous suivons. Ainsi que par le choix d’une narration, qui naît dans l’histoire générale du camp, celle de l’enfant mort à qui Saul veut donner une sépulture.

Vous n’êtes donc pas gêné par les choix esthétiques du film…

On attendait de Georges Didi-Huberman, qui fut très impliqué dans le débat sur la représentation des camps de la mort, une lecture du Fils de Saul. Celle-ci accompagne la sortie du film, sous la forme d’une lettre que le philosophe adresse au cinéaste et publie dans un petit livre. Sortir du noir est un texte éblouissant. Dans un premier temps, Didi-Huberman met en exergue cette question de la distance, si importante avec un tel sujet. « Tout y est en mouvements, en urgences, en passages de l’indistinct au distinct et retour », écrit-il. Puis il montre comment le Fils de Saul est construit à la manière d’un conte hassidique. Pour restituer ce que Walter Benjamin appelait « l’autorité du mourant ». Une vision radicalement singulière. Sortir du noir , Georges Didi-Huberman, Minuit, 55 p., 6 euros.
László Nemes a réalisé un court métrage en 2007, With a Little Patience, qui procédait déjà des mêmes choix esthétiques. Son premier plan, avec le personnage qui vient vers nous et qui s’extrait du flou pour devenir net, est semblable au début du Fils de Saul. Ensuite, dans le court métrage comme dans le long, on suit le personnage principal, mais, dans With a Little Patience, il s’agit d’une fonctionnaire nazie qui travaille dans un camp. Les choix qu’il a effectués pour le Fils de Saul viennent donc de loin. Il n’est pas anodin non plus de préciser que László Nemes est un juif hongrois, dont une partie de la famille a été déportée en 1944. On peut difficilement qualifier sa démarche d’opportuniste. Loin de s’emparer soudain de ce sujet, il prolonge, avec le Fils de Saul, un langage cinématographique dont il a posé les bases sept ou huit ans plus tôt. Avec, pour principe initial, l’idée de ne pas faire intervenir son point de vue directement sur le camp et sur le crématoire, mais de montrer ce qui se passe au quotidien à travers le regard de son personnage. Pour avoir une idée de la justesse des choix du réalisateur, il suffit de comparer avec un autre film, réalisé en 2002 par Tim Blake Nelson, mais jamais sorti en France, qui s’intitule The Grey Zone. L’histoire en est assez proche : un membre du Sonderkommando d’Auschwitz trouve une petite fille vivante parmi les morts et décide de la cacher. Mais la langue est anglaise et les acteurs américains (David Arquette, Harvey Keitel), ce qui altère beaucoup le réalisme du film, et le choix esthétique assez vain : le cadre est plongé quasiment intégralement dans le noir, avec une sorte d’iris éclairé au centre où on voit évoluer les personnages pendant toute la durée du film. Ce qui importe, néanmoins, c’est la permanence d’une même préoccupation : comment montrer en donnant une place au spectateur ?

La recherche du rabbin pour enterrer l’enfant ne paraît pas très réaliste…

En tout cas, sa préoccupation semble de plus en plus obsessionnelle et décalée alors que gronde la révolte du Sonderkommando. Cela conduit Saul à un parcours erratique par rapport à un quotidien très normé. Il fait un pas de côté, nous permettant de le suivre dans sa quête tout en étant les témoins à plus ou moins grande distance du processus de l’extermination. Cette irruption de la fiction permet au cinéaste d’éviter, là encore, l’exposition frontale. Cela n’empêche cependant pas les spectateurs de comprendre ce qu’est un complexe de mort dans un camp d’extermination. Ils en perçoivent la dimension industrieuse, ces enchaînements de tâches qui font de la mort un travail quotidien. Le spectateur est pris en main par le personnage. Le cinéaste s’accrochant à celui-ci, le spectateur s’y accroche aussi. Et devient donc attentif à tous ses faits et gestes. C’est ce qu’on appelle de l’empathie. Pour une fois, l’émotion, retenue, n’empêche pas la compréhension d’un événement terrible, au moins dans son déroulement. Il y a quelques moments aussi où la caméra s’écarte du personnage pour voir ce qu’il voit… Le cinéaste montre ainsi un exemple de la brutalité SS dans une séquence très forte. L’enfant, vu de trois quarts et d’un peu loin, est étendu sur une table. Le médecin nazi s’approche, pose sa main sur son visage et l’étouffe. Ce geste de mort est d’ailleurs exceptionnel car il est par contact direct. Or, la chambre à gaz permettait aux nazis de ne pas avoir à toucher les corps, qui étaient récupérés par les Sonderkommandos.

László Nemes a intégré dans son film aussi bien l’épisode des photos prises par des Sonderkommandos que celui du soulèvement. Qu’en pensez-vous ?

C’est chronologiquement vraisemblable. À l’été 1944, 400 000 juifs hongrois arrivent à Auschwitz. C’est en août qu’ont été prises ces photos. En septembre a lieu la révolte. Le cinéaste n’a pas inventé cette « séquence » historique. Il se trouve qu’elle lui permet d’intégrer sur une courte durée plusieurs déterminants historiques et mémoriels. László Nemes et sa coscénariste, Clara Royer, ont surtout puisé dans un ouvrage paru en 2006, Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau. Mais, au lieu de s’en servir uniquement comme source, ils mettent en scène le moment où des membres du Sonderkommando décident de rédiger des témoignages et de les enterrer pour qu’une trace soit préservée. Même si ce n’est pas explicite, le film comporte cette idée que les Sonderkommandos se trouvaient dans la position terrible de participer à l’extermination en même temps que d’être les seuls à pouvoir en témoigner par des traces scripturaires et photographiques.

Cinéma
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