Mission Dakar-Djibouti : Aux sources de l’ethnologie

Une édition commentée des textes de la mission Dakar-Djibouti, explorant notamment le pays dogon, dans les années 1930.

Pauline Guedj  • 25 novembre 2015 abonné·es
Mission Dakar-Djibouti : Aux sources de l’ethnologie
Cahier Dakar-Djibouti , éd. établie par Éric Jolly et Marianne Lemaire avec la collaboration de Julien Bondaz, Claire Bosc-Tiessé, Marie Gautheron, Brice Gérard, Jean Jamin, Makeda Ketcham, Cécile Van den Avenne, Anaïs Wion, Les Cahiers, 1 408 p., 524 ill., 40 euros.

En 1967, l’ethnologue britannique Mary Douglas publiait un article intitulé « Si les Dogons… », dans lequel elle posait la question du rôle de la formation intellectuelle du chercheur dans sa compréhension des sociétés. Et si les Dogons, population des falaises de Bandiagara au Mali, avaient été étudiés non par des ethnologues français, pétris de littérature et de poésie, mais par des Britanniques terre à terre ? Seraient-ils perçus comme ces philosophes obsédés par la cosmogonie, tels qu’ils le sont si souvent dans la littérature spécialisée ? Seraient-ils ces individus mondains, à l’argumentation précise, au bout du compte si français dans leur manière de penser le monde ? Avec ce texte volontairement caricatural, Mary Douglas entendait évoquer les différences de perception entre ethnologies française et britannique, et indiquer à quel point celles-ci ont un impact sur la connaissance des sociétés étudiées. En France, les Dogons sont effectivement un archétype de l’ethnologie nationale et se retrouvent dans les débats sur les caractéristiques épistémologiques et méthodologiques de la discipline. Cette centralité des Dogons s’explique par un engouement des ethnologues à leur égard, directement impulsé par ce qui constitua l’un des moments fondateurs de l’ethnologie française : la mission Dakar-Djibouti.

Entre 1931 et 1933, une équipe de sept chercheurs participe à cette exploration scientifique de l’Afrique, à travers les actuels Sénégal, Mali, Bénin, Cameroun et Éthiopie. Sur le parcours, certaines régions sont survolées, d’autres font l’objet d’investigations plus approfondies, comme l’Éthiopie ou le pays dogon. Organisée par l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris et le Musée d’ethnographie du Trocadéro [^2], la mission est dirigée par Marcel Griaule et rassemble l’écrivain Michel Leiris, la linguiste Deborah Lifchitz, le musicologue André Schaeffner, ainsi qu’Éric Lutten, Jean Mouchet et Gaston-Louis Roux. Elle donnera lieu à des publications dans des revues scientifiques et d’avant-garde ainsi qu’à une exposition au Musée du Trocadéro, dont l’inauguration rassemble le tout-Paris. Deuxième mission pilotée par Marcel Griaule, Dakar-Djibouti poursuivait deux objectifs importants. D’abord, il s’agissait de participer à la professionnalisation de l’ethnologie française, discipline en quête de reconnaissance scientifique et dotée depuis peu d’instituts de recherche. Ensuite, il fallait répondre à ce qui était alors décrit comme une «  urgence ethnographique  » : la disparition annoncée des sociétés « traditionnelles » en Afrique. Pour ne pas perdre la trace d’un patrimoine «  authentique  » qui serait menacé par la modernité, les membres de la mission devaient collecter des objets qui viendraient renflouer les vitrines du Musée du Trocadéro, rassembler des témoignages oraux et se doter d’une méthodologie efficace visant à l’exhaustivité.

En trois ans, la mission s’intéresse donc à des sujets aussi divers que la circoncision, les peintures rupestres, les cérémonies funéraires, l’esclavage ou la possession, et trouve dans certaines sociétés, comme celle des Dogons, les fondements d’une africanité jugée «  pure  », une Afrique où «   le sacré s’étale partout en flaques   ». Consacrées à la Mission Dakar-Djibouti, les 1 400 pages du livre édité par Éric Jolly et Marianne Lemaire présentent, pour la première fois rassemblés, soixante-dix-sept articles originaux. Le livre s’organise autour des étapes de l’expédition et classe ses productions écrites selon leurs principaux thèmes. On y découvre la plume des différents auteurs, Griaule et Leiris, bien sûr, mais aussi Deborah Lifchitz, pour ce qui constitue peut-être les contributions les plus originales du recueil (voir en particulier le chapitre inédit sur les populations juives Beta Israël d’Éthiopie). Au fil du texte, les commentaires de Jolly et Lemaire, eux-mêmes ethnologues, distillés dans des textes introductifs et des notes de bas de page, apportent de précieuses explications. Leur approche critique contextualise les enjeux de la mission, décortique ses méthodes de « prélèvement » souvent éhonté des objets et d’investigation policière, et décrit les relations des chercheurs avec des informateurs tantôt chéris, tantôt manipulés. Richement annoté, le livre constitue à la fois un regroupement exceptionnel de documents originaux et une plongée fascinante aux sources de l’ethnologie, une science sociale qui, en France, a mêlé lors de sa création empreinte coloniale, quête d’exotisme, relations avec les avant-gardes et préoccupations antiracistes.

[^2]: Rassemblés quelques années plus tard en Musée de l’Homme.

Idées
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