Turquie : conservatisme et résilience des partis dominants

TRIBUNE. À chaque fois qu’un parti a réussi à former seul un gouvernement, il n’a plus jamais perdu d’élections.

Benjamin Gourisse  • 4 novembre 2015
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Turquie : conservatisme et résilience des partis dominants
© **Benjamin Gourisse** Maître de conférences à l’université Paris-Dauphine. Auteur de la Violence politique en Turquie. L’État en jeu, éditions Karthala, 2014. Photo : DR

Au terme d’une campagne pendant laquelle les stratèges de l’AKP auront mobilisé tous les moyens à leur disposition pour emporter le vote populaire après leur échec relatif de juin, l’AKP, au pouvoir depuis 2002, s’est sorti par le haut des élections législatives du 1er novembre. Le parti flirte avec ses records électoraux de 2011 et dispose des moyens de former, une nouvelle fois, un gouvernement monopartisan. Ce résultat est d’autant plus remarquable que le pays a connu l’attentat le plus meurtrier de son histoire le 10 octobre, que l’économie turque marque le pas avec une inflation en hausse, dans un contexte régional marqué par une déstabilisation majeure, avec la reprise des combats dans les régions kurdes du pays et l’arrivée de deux millions de réfugiés syriens.

Par rapport aux élections de juin, l’AKP a vu ses scores électoraux progresser dans la totalité des provinces pour atteindre 49,5 % des suffrages (contre 40,9 % en juin), ce qui lui permet de rafler 317 des 550 sièges de l’assemblée. L’annonce des résultats a surpris plus d’un observateur. Aucun institut de sondage n’avait en effet prévu l’ampleur de la victoire de l’AKP, et les commentaires portaient sur les alliances qui se formeraient dans les semaines à venir pour mettre en place un gouvernement de coalition. Cette situation, aussi surprenante et paradoxale qu’elle puisse paraître, représente pourtant un retour à une forme de normalité. Deux éléments permettent de l’expliquer.

Depuis le passage au multipartisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tous les partis dominants sont issus du courant conservateur, avec des références publiques à l’islam, en contradiction avec le projet kémaliste à l’origine de la fondation du régime. Lors des élections de juin, la montée en puissance du HDP (gauche pro-kurde) et la désaffection d’une partie de l’électorat conservateur de l’AKP passée au MHP (nationaliste d’extrême droite) avaient contribué au recul électoral du parti d’Erdogan. En relançant la guerre contre le PKK et en adoptant un discours ultranationaliste et sécuritaire, l’AKP est parvenu à s’imposer au sein des franges de l’électorat conservateur qui lui avaient préféré le MHP lors du dernier scrutin. Ce dernier s’effondre et perd la moitié des sièges qu’il avait conquis en juin. Le CHP (gauche kémaliste), quant à lui, stagne avec 25,4 % des voix et 134 sièges.

Le HDP, avec 10,7 % des suffrages (contre 13,1 % en juin) et 59 sièges de députés, subit lui aussi un net recul, notamment dans les provinces kurdes de l’Anatolie. Le harcèlement qu’il a subi depuis juin, les risques physiques encourus par ses militants et le contrôle par des forces de sécurité hostiles des bureaux de vote dans ses bastions du Sud-Est auraient pu lui interdire une représentation parlementaire. Il passe néanmoins le barrage des 10 % nécessaires et sera présent au Parlement. L’AKP a réussi à persuader une partie des électeurs initialement favorables au HDP que lui seul ramènerait le calme dans les régions kurdes. Pourtant, les grands équilibres socio-politiques ne sont nullement bouleversés : 60 % des électeurs optent toujours pour un parti conservateur, tandis que les partis de gauche, divisés, stagnent à 40 % des suffrages.

Le second élément qui permet de comprendre la résilience de l’AKP tient au fait que, en Turquie, on n’observe pas d’usure du pouvoir pour les partis dominants. Depuis l’instauration du multipartisme, à chaque fois qu’un parti a réussi à former seul un gouvernement majoritaire, il n’a plus jamais perdu d’élections. Par l’investissement massif de l’État, il dispose des moyens nécessaires pour rétribuer de larges clientèles électorales et faire pression sur l’opposition afin de réduire les possibilités d’alternance. Ce fut le cas du Parti démocrate entre 1950 et 1960 et du Parti de la justice entre 1965 et 1971. Une seule exception confirme la règle : l’Anap (droite conservatrice) perd les élections législatives de 1989 après six années passé seul au gouvernement, mais ce parti n’a jamais véritablement été seul aux affaires, tant les militaires disposaient alors de positions institutionnelles.

L’unique différence entre la situation actuelle et celle des prédécesseurs de l’AKP réside dans la neutralisation de l’armée, qui, historiquement, représente la seule force capable de mettre fin au pouvoir d’un parti dominant. En parvenant à domestiquer l’armée, en instrumentalisant les critères de l’Union européenne, puis en orchestrant de larges croisades judiciaires contre les secteurs de l’appareil militaire qui lui étaient le plus hostiles, l’AKP s’est donc donné les marges de manœuvre nécessaires pour assurer sa réélection.

Monde
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