Autoportrait de l’artiste en survivante

Charlotte Salomon a 23 ans quand elle entreprend Vie ? Ou théâtre ?, une œuvre totale. Plus de 700 peintures, accompagnées de textes et de chants, affrontent la mort et célèbrent l’élan, l’amour, la création.

Marion Dumand  • 9 décembre 2015 abonné·es
Autoportrait de l’artiste en survivante
© **Vie ? Ou théâtre ?** , Charlotte Salomon, traduit de l’allemand par Anne-Hélène Hoog, Michel Roubinet et Chantal Philippe, Le Tripode, 840 p., 95 euros. Photo : Charlotte Salomon/Fondation Charlotte Salomon

Il est des livres rencontres. Vitaux. Tels ils furent conçus et tels ils apparaissent. En parler, pire, écrire à leur propos, tétanise : superlatifs, sérieux en excès, exaltation romantique, comment y échapper ? Ce qui importe est de passer le relais, de continuer le geste. Dès lors qu’une main amie, libraire ou hasard, pose la nôtre sur cette masse, 840 pages, les doigts presque touchant le visage de Charlotte Salomon, son insistant autoportrait qui, de trois-quart, nous demande : Vie ? Ou théâtre ?, dès lors que nous ouvrons le livre, tournons quelques pages, le regard englouti dans des gouaches violemment vivantes, des tableaux-récits, 781 au total, nous souhaitons le lire et le faire découvrir. Vie ? Ou théâtre ? est un des plus beaux livres jamais tenus en main, une œuvre totale et folle, inconcevable, survivante, comme le furent les 15 000 planches de l’artiste brut Darger ou l’opérette de Germaine Tillion écrite en plein camp nazi.

Tout ici sort du commun. L’œuvre, la vie, l’époque. Un grand nœud de destin. Charlotte Salomon a 23 ans quand elle se met à peindre-écrire-chanter Vie ? Ou théâtre ? ; 26 ans quand elle est tuée à Auschwitz, elle, jeune juive allemande, enceinte de cinq mois, dénoncée, déportée, aussitôt gazée. Composée près de Nice entre 1940 et 1942, son « opérette », comme elle la sous-titre, est née de drames. « Ma vie a commencé quand ma grand-mère a décidé de mettre fin à la sienne, quand j’ai appris que ma mère elle aussi avait mis fin à sa vie – comme toute sa famille –, quand j’ai compris que j’étais moi-même la seule survivante, et ressenti au plus profond de moi la même prédisposition au désespoir et à la mort. » Mais vivre se fait attendre. La guerre rattrape Charlotte, encore. Aux suicides de la grand-mère et de la mère, au récit fait par le grand-père d’une malédiction familiale, suit une première déportation au camp de Gurs : elle en est libérée avec son aïeul afin de s’occuper de ce dernier.

Alors, alors seulement, de retour sur la Côte d’Azur, protégée par une riche Américaine, Charlotte travaille furieusement, sans relâche. « La guerre continuait de faire rage et j’étais là, assise au bord de la mer, scrutant les profondeurs des cœurs des hommes. J’étais ma mère, ma grand-mère, j’étais tous les personnages de ma pièce. J’appris à suivre tous les chemins et j’en devins un moi-même. » Elle peint, pendant dix-huit mois, plus d’un millier de gouaches et en retiendra presque huit cents pour composer son « opérette en trois couleurs ». Rouge, bleu, jaune, les primaires se font oublier tant Charlotte parvient à en extraire une palette immense, où chaque émotion, chaque être, à chaque moment, a sa nuance intime. Flammèches jaune amour, boule bleu profond de désespoir, tout vibre, surprend d’inventivité, de modernité, évoque Chagall, anticipe Sfar. Les mots aussi sont peints, à même la feuille ou sur un calque. En gros caractère, ils sont tirade principale. En minuscule et au crayon, ils sont didascalies ou apartés. Encadrés, les voilà faire-part de décès ou de naissance. Souvent, les mots du calque se superposent à la silhouette qui les prononce, les pense, comme une peau de plus, mise à nu. Ce qui est dit, ce qui est pensé ne se lit pas seulement : ici on chante. Chant de mort, d’amour, petite mélodie, prières chrétiennes, opéra à la grecque ou à l’andalouse. Pareils aux dessins, des airs – connus ou improvisés – s’imposent à Charlotte, qui tente alors de les retranscrire, de les inscrire dans l’image.

Et que nous chante donc Charlotte Salomon ? Vie ? Ou théâtre ? s e compose de trois mouvements, outre l’introduction : un prologue, une partie principale et un épilogue. En 200 pages aux dessins détaillés, le prologue concentre l’histoire familiale. Elle commence par la noyade volontaire de Charlotte Knarre, la tante de Charlotte, alors âgée de 18 ans, et se clôt sur la récompense de Charlotte aux Beaux-Arts. Entre les deux, il y a de l’amour, de l’ambition, de l’humour et de la solitude, des voyages, quelques nazis et beaucoup de suicides, tus parfois, comme celui de la mère de Charlotte, « morte d’une grippe », dit-on à la petite, mensonge qui s’effondre à l’épilogue. L’épilogue, une centaine de planches, s’ouvre et se ferme sur la jeune femme peignant en maillot de bain face à la Méditerranée. Son contenu n’a pas la patine des ans, du récit ; y jaillit une souffrance brute, celle de Charlotte et de sa grand-mère, suicidaire, quasi folle. Les tableaux palpitent du sang de la grand-mère, défenestrée comme la mère, sous les yeux de Charlotte. Alors il y a la révélation : dessiner, dessiner, dessiner. Dans l’urgence, les coups de pinceaux se font esquisses, les personnages viennent sur fond blanc. Vite dire la vie avant tout. Car Charlotte n’a pas notre fascination morbide pour ses destinées tragiques.

Ce que Vie ? Ou théâtre ? montre, ce ne sont pas (tant) les suicides, les camps, l’angoisse : non, c’est l’amour – fou – qui est le cœur de la partie principale, 400 pages, presque toutes avec « Amadeus Daberlohn », le grand amour de Charlotte. Ce survivant de la Première Guerre mondiale se duplique, s’allonge, parle sans cesse, apparaît dix fois, vingt fois sur une page, expose ses théories sur le cri primal qu’est l’art, lui qui ne supporte ni habitudes bourgeoises ni médiocrités, lui qui, épris de la belle-mère de Charlotte, cantatrice, la transforme en madone au plus beau chant, lui qui s’intéresse aux dessins de Charlotte et la pousse, et la charme, et reconnaît le premier, presque le seul, son talent. Amadeus apparaît sur l’air du Toréador de Carmen, il disparaît sur un quai de gare. Charlotte le ressuscite, car les mots d’Amadeus l’ont, elle, ressuscitée : « Que j’aime la vie et l’approuve plutôt trois fois qu’une. Pour aimer tout à fait la vie, il faut aussi saisir et comprendre son autre côté, la mort. Puisses-tu ne jamais oublier que je crois en toi. » Seul fruit de cet amour, Vie ? Ou théâtre ? est une union vibrante à nous révélée.

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