« Chien blanc », de Romain Gary : Un racisme qui se mord la queue

Il y a quarante-cinq ans, Romain Gary publiait Chien blanc, un livre hybride entre roman, récit autobiographique et reportage, qui montre la difficulté à penser le racisme et les relations interraciales.

Pauline Guedj  • 16 décembre 2015 abonné·es
« Chien blanc », de Romain Gary : Un racisme qui se mord la queue
Chien blanc, de Romain Gary, Folio, 220 p., 6,40 euros. White Dog a été adapté au cinéma par Samuel Fuller en 1982. Le film est sorti en France sous le titre Dressé pour tuer.
© Pierdet / INA / AFP

En juillet dernier, nous revenions dans ces pages sur l’un des premiers grands romans « afro-américains » français, J’irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian ( Politis n° 1363). Publié sous un pseudonyme, le livre, pastiche de roman policier, décrivait les altercations entre Noirs et Blancs dans l’Amérique des années 1940. Hasard du calendrier, 2015 célèbre également l’anniversaire de la parution d’un autre texte, Chien Blanc, lui aussi rédigé par un écrivain français, qui porte un regard sur la question raciale aux États-Unis. Nous sommes vingt ans plus tard, en 1970, et son auteur, Romain Gary, contrairement à Vian, vit aux États-Unis. Installé à Los Angeles, où il fut consul entre 1956 et 1960, Gary habite alors avec son épouse, l’actrice Jean Seberg. Il fréquente Hollywood, réalise deux films pour les studios et insuffle de l’Amérique dans ses romans. Depuis la Promesse de l’aube, qui débute sur la plage de Big Sur, jusqu’à Adieu Gary Cooper, dont le héros porte sur lui une photographie de l’acteur. Polyglotte, Gary rédigera par ailleurs six romans dans des versions française et anglaise, dont Chien blanc, publié en même temps en France et aux États-Unis ( White Dog ).

La question raciale, au cœur de Chien Blanc, avait déjà été évoquée par Romain Gary en 1946 dans son deuxième roman, Tulipe, qui racontait le parcours christique à Harlem d’un ancien déporté. L’écrivain y abordait déjà la violence des émeutes raciales et s’inspirait de la langue afro-américaine dans sa propre écriture. Tulipe n’était pas un roman social, mais il utilisait Harlem comme un décor pour décrire l’absurdité des idéalismes et la malléabilité des opinions. Par certaines de ses thématiques, Chien blanc s’inscrit dans sa continuité. Mais, là où Tulipe faisait de la dimension raciale un cadre, celle-ci est, dans ce livre-là, aux prémices du dispositif dramatique, à l’origine de chacun des questionnements du narrateur. Et ce malgré ses résistances. En effet, Chien blanc est avant tout l’histoire d’un auteur narrateur qui résiste. Fatigué par ses combats passés, déçu par la fragilité des engagements politiques, Romain Gary ne veut pas s’investir dans le combat des Noirs américains : «   J’avais déjà eu beaucoup de mal à me débarrasser du Vietnam, écrit-il, du Biafra, du sort des Indiens massacrés en Amazonie, des inondations au Brésil, du sort des intellectuels soviétiques. Il fallait tout de même savoir s’arrêter. Je refuse de souffrir américain  […]. Je refuse de faire de la littérature avec les Noirs américains  ». La question raciale dans le livre s’impose donc à Romain Gary à ses dépens. Et, pendant tout le récit, c’est presque à son insu qu’il est acculé à la penser.

Deux facteurs extérieurs seront alors déterminants. Il y a d’abord Jean Seberg, qui, comme l’écrit Gary, «   depuis l’âge de 14 ans appartient à toutes les organisations de lutte pour l’égalité des droits   ». Liée au mouvement des Black Panthers, qui agite l’Amérique et particulièrement la Californie au moment où Gary écrit, l’actrice est également au contact d’autres organisations comme la nationaliste Us [^2] et l’intégrationniste NAACP [^3]. Pendant tout le livre, elle reçoit des militants, débat, signe des chèques, sous le regard incrédule d’un Gary qui ne cesse de fuir, en Asie, à Paris. Et puis il y a le chien. C’est l’ouverture du livre. Los Angeles est paralysé par des pluies torrentielles et Gary, à l’abri chez lui, attend sa chienne, Sandy, qui ne rentre pas. Il finit par l’entendre, lui ouvre la porte et invite en même temps un berger allemand «   gris   ». Le chien est doux, affectueux, jusqu’au jour où il attaque sauvagement un technicien venu réparer la piscine. Le technicien est noir et le chien, prénommé Batka par le narrateur, attaque systématiquement les Afro-Américains qu’il croise sur son chemin. Inquiet, Gary l’amène dans un zoo, où un employé l’informe : c’est un « chien blanc », un animal dressé par la police du Sud des États-Unis pour s’attaquer aux Noirs. L’employé, qui devient un personnage central du roman, s’appelle Keys, et Romain Gary lui confie Batka pour qu’il le rééduque.

À travers l’évocation de ces deux intrusions dans sa vie, Romain Gary mène dans Chien blanc une réflexion complexe, provocatrice et novatrice sur les relations interraciales aux États-Unis. D’un côté, le livre se construit comme un véritable reportage dans lequel Gary, écrivain, décrit avec un sens du détail exceptionnel les réunions des organisations qu’il croise, les discussions entre les militants, la violence des ghettos et les émeutes qui éclatent à Washington après l’assassinat de Martin Luther King. Beaucoup de ce qui fait l’actualité des mouvements noirs à la fin des années 1960 est soulevé par Gary : l’internationalisme de certains groupes, la revendication d’un capitalisme noir pour d’autres, le retour symbolique aux racines africaines, la rhétorique du corps noir souillé et castré, celle de la violence et de l’autodéfense. L’écrivain perçoit la concurrence entre les groupes qui ronge l’efficacité du Black Power, l’infiltration du FBI dans les mouvements, le radicalisme raciste de certains militants et le ridicule des humanistes blancs, qui, selon lui, ne s’associent au combat que pour éponger leur culpabilité d’être riches et dominants. D’un autre côté, bien que Romain Gary s’en soit défendu, Chien blanc est un récit fictionnel dans lequel le narrateur considère le sort de Batka comme une clé symbolique qui pourrait permettre de résoudre les altercations raciales aux États-Unis.

«   Pour moi, dira-t-il, rééduquer ce chien et changer sa mentalité était devenu le problème de tous les conflits entre les Noirs et les Blancs aux États-Unis, parce que, si on pouvait rééduquer ce chien, cela voulait dire que la situation n’était pas désespérée.   » Là où les humanistes blancs s’épuisent à soutenir des mouvements qui les utilisent, la cause du chien est la plus efficace. Si on obtient la preuve que l’on peut rééduquer un animal raciste, la guérison des problèmes psychiques des Noirs et des Blancs américains est à portée de main. Chien blanc s’achève sur une note ambivalente. Le combat de Jean Seberg la mène à de nombreux écueils. Alors que la presse publie des preuves de ses relations avec les Black Panthers, elle devient la victime de femmes activistes qui la menacent et la somment de ne plus s’impliquer. Quant à la rééducation du chien, c’est un demi-échec. Entre les mains de Keys, Batka n’attaque plus les Noirs. Mais, au lieu de devenir cette bête à laquelle Gary avait demandé, avec toute l’ironie qui le caractérise, non pas «  de ne plus s’attaquer aux Noirs mais de ne plus s’attaquer uniquement  » à eux, Batka se transforme en une arme contre les Blancs. Keys est un militant des Black Muslims. Il a fait de l’animal un outil pour appuyer sa propre doctrine. Désorienté, le chien finira par en mourir.

Avec cet épilogue, Romain Gary renvoie dos à dos racisme blanc et mouvements du Black Power. Lui, l’homme aux identités multiples, celui qui, comme l’a souvent souligné le philosophe Paul Audi, n’a cessé d’asphyxier ses appartenances en brouillant les pistes de ses origines, ne peut tolérer la revendication racialiste et le repli identitaire des militants du Black Power. Dans son analyse informée des mouvements noirs des années 1960, la limite de Romain Gary aura alors peut-être été de ne pas avoir assez décelé, dans cette nébuleuse, l’existence d’une troisième voie entre nationalisme et universalisme. Peu réfléchie dans le livre, cette position y est pourtant présente au détour d’une citation que Gary retranscrit, prononcée par le pasteur noir Jesse Jackson : «   On ne peut pas résoudre le problème de vingt millions de Noirs américains sans changer la société américaine tout entière. » Au passage, Gary souligne la logique de cette équation et semble parfois adhérer à sa teneur politique. Mais, souvent, il s’en détourne, se contentant d’une dénonciation de ceux qu’il appelle des «   racistes à l’envers ».

[^2]: Intitulé ainsi pour opposer Us « Nous les Noirs » contre Them, « Eux les Blancs ».

[^3]: NAACP : National Association for the Advancement of Colored People.

Littérature
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