Les enfants, la guerre et le rêve

Comment mettre des mots sur l’actualité violente et préserver l’insouciance malgré tout ? Ces questions sont au cœur du Salon du livre de jeunesse de Montreuil.

Ingrid Merckx  • 2 décembre 2015 abonné·es
Les enfants, la guerre et le rêve
© Illustration : Aurélia Fronty/Rue du monde

Il faut mettre des mots. Parler des événements aux enfants. Parce que le silence est pire que tout : il n’épargne ni leur insouciance ni leur entendement. « Et il les laisse seuls avec leurs questions et leurs peurs », résume Alain Serres, directeur de Rue du monde, maison d’édition dont le catalogue déploie des sujets difficiles : le racisme, le deuil, la maladie, la guerre… « De tous les témoins que j’ai interrogés, ce sont ceux qui avaient reçu le moins d’informations à l’époque qui ont eu le plus de mal à parler des années plus tard », raconte Vincent Cuvellier, auteur d’ Ils ont grandi pendant la guerre [^2].

Mettre des mots, mais lesquels ? Dès le lendemain des attentats du 13 novembre, les éditeurs de presse jeunesse ( le Petit Quotidien, Astrapi, le P’tit Libé ) ont publié des numéros spéciaux à destination des jeunes lecteurs, de leurs parents et des enseignants confrontés à la tâche ardue d’expliquer ce qui les dépassait, voire les anéantissait. Que dire ? Sous quelle forme ? Avec quelles images ? Et que taire ? Ces questions font l’objet de débats pendant le Salon du livre et de la presse jeunesse qui se tient jusqu’au 7 décembre à Montreuil (Seine-Saint-Denis), avec comme thème principal : « Pour de vrai, pour de faux ». Les tables rondes de cette manifestation entrent régulièrement en résonance avec l’actualité. Mais, cette année, la résonance est d’autant plus frappante que les thèmes ont été choisis avant les attentats : « Créer c’est résister », « La force de l’enfance », « Ils ont grandi pendant la guerre »… « Malala dit qu’elle veut tuer non pas “les” terroristes mais “le” terrorisme. Par l’éducation », souligne Raphaële Frier, auteur de Malala [^3], dont Rue du monde a conçu le projet après l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. « La semaine qui a suivi le 13 novembre, les enfants se sont montrés très à l’écoute, poursuit l’écrivaine, elle-même enseignante, qui lit son livre à des élèves de classe élémentaire dans les quartiers nord de Marseille. Ils connaissent déjà un quotidien difficile, des conflits entre l’école et la maison. Les attentats n’ont pas marqué de rupture, mais leurs réactions n’ont rien à voir avec l’après- Charlie. Ils expriment un grand respect. Il est vrai que Malala est musulmane, comme une bonne part d’entre eux, qu’elle porte le voile, qu’elle est très jeune… L’identification est forte. Et elle porte des messages de paix. » Les couleurs chaleureuses et gaies d’Aurélia Fronty vont dans le même sens : Malala n’est pas qu’une Pakistanaise de 11 ans opprimée par les talibans, mais une figure de résistance victorieuse. C’est aussi un choix d’Alain Serres que de porter à la connaissance des jeunes lecteurs des héros de la lutte contre la violence tels que Martin Luther King, Rosa Parks ou Nelson Mandela. Peu importe le pays ou l’époque, ils rayonnent comme des phares pour cet éditeur qui avait confié un jour, à propos de son catalogue : « Il faut parler du réel aux enfants, mais en prenant garde à laisser entrer un peu de lumière, pour qu’ils continuent à avoir envie de grandir. » Chez Rue du monde, la lumière éclate dans le dessin avant de se loger dans le texte. Ce qui vaut à cette maison une réputation de « militante », « citoyenne », voire « moraliste » .

Vincent Cuvellier défend une approche différente. Pas de grandes figures, « pas de grands discours » dans ses documentaires historiques. Des gens « ordinaires », du concret, des faits. « Aux témoins de la guerre, j’ai demandé s’ils s’entendaient bien avec leurs parents, avec leurs frères et sœurs, comment ils fêtaient Noël, s’ils avaient un doudou ! » Ce qui l’intéressait, soixante-dix ans après, c’était aussi de pister ce qu’il reste d’enfance dans la tourmente. « La plupart gardent le sentiment qu’on leur a volé quelque chose. L’insouciance ? Ils se souviennent d’un immense ennui : la chape de plomb, les interdits… Nombreux sont ceux qui ne savaient pas ce qui se passait. Même les juifs. Pour beaucoup, le souvenir de la violence brute, ce sont les images de femmes tondues. » Qu’est-ce que le quotidien des enfants de 1939-1945 peut apprendre aux enfants d’aujourd’hui ? Quels parallèles avec les inquiétudes actuelles ? « Écrire et lire permet de prendre du recul, souligne Vincent Cuvellier, qui vit en Belgique. Ce qui s’est passé le 13 novembre est aussi un retour à la réalité : on s’est longtemps cru protégé de l’histoire. Aujourd’hui, on comprend qu’on est tout le temps dedans, qu’on en est acteur. » Quelles limites face à des enfants ? « On peut parler de tout. Mais je m’attache à ne pas faire de suspense avec la violence. À ne pas l’esthétiser ni la symboliser. La dire, mais sans entrer dans des détails sordides. »

Les tensions entre réalité et fiction ne sont pas perçues de la même manière suivant l’âge. Selon Sylvie Vassalo, directrice du salon de Montreuil, les petits seront « plus librement dans l’imaginaire, quand les ados, devant une histoire, auront parfois du mal à croire à la part fictionnelle ». Elle l’a observé avec En attendant le vol des bêtes sauvages, d’Ahmadou Kourouma, une fiction sur les enfants soldats : « Certains peinaient à comprendre sa nature de roman inspiré du réel. » Pour Sylvie Vassalo, le salon 2015 résonne doublement avec l’actualité. « D’un côté, c’est l’occasion de mettre des mots sur ce qui se passe. De l’autre, il offre la possibilité de s’en extraire. Les enfants ont aussi besoin de s’échapper, de ne pas porter en permanence le poids de nos angoisses et de continuer à rêver. C’est ce que devrait notamment permettre l’exposition sur Alice au pays des merveilles.  » L’héroïne de Lewis Carroll incarne en effet depuis un siècle et demi une plongée vertigineuse dans un champ d’aventures et de possibles. « Nous avons été nombreux, ces dernières semaines, à dire que la culture était une arme de construction massive, reprend Sylvie Vassalo. Dans des périodes comme aujourd’hui, la littérature peut être un vecteur de pensée et d’imaginaire, elle peut aider à tracer un chemin critique et personnel pour comprendre autrement une réalité difficile à appréhender. » Rarement Alice aura ouvert autant de portes.

[^2]: Ils ont grandi pendant la guerre (1939-1945 ), Vincent Cuvellier, illustrations de Baron Brumaire, textes documentaires d’Odile Gandon, Gallimard Jeunesse, 160 p., 15 euros.

[^3]: Malala, pour le droit des filles à l’éducation, Raphaële Frier, illustrations d’Aurélia Fronty, Rue du monde, 48 p., 17,50 euros.

Culture
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