Délectable méchanceté

Une excellente vision du Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard.

Gilles Costaz  • 20 janvier 2016 abonné·es
Délectable méchanceté
Déjeuner chez Wittgenstein, Théâtre de l’Atalante, Paris, 01 46 06 11 90. Jusqu’au 1er février. Traduction de Michel Nebenzahl aux éditions de l’Arche.
© Nathalie Hervieux

Empiler les insultes, les reproches, les sarcasmes deux heures durant en ressassant la même idée : c’est ce que fait généralement le théâtre de Thomas Bernhard avec une audace incroyable, sans avoir besoin d’une trame et d’une action dramatique. Mais Déjeuner chez Wittgenstein, qu’Agathe Alexis vient de monter à -l’Atalante, est une pièce assez différente des autres. Elle s’inspire (de loin) de la vie du philosophe Ludwig Wittgenstein, en trace le portrait ainsi que celui de ses deux sœurs et fait vivre ces trois personnages du début d’une journée à la fin de l’après-midi. Cela n’empêche pas les explosions de monologues furieux, mais l’œuvre est plus classique.

Dans un premier temps, les deux sœurs, qui se détestent et admirent leur frère tout en le redoutant, préparent le retour à la maison du génie de la famille. Celui-ci était en hôpital psychiatrique et revient fort mécontent de se retrouver dans un lieu où, enfant, il a subi tant de blessures provoquées par le conformisme, l’autoritarisme et la vanité.

Le frère et les sœurs déjeunent. Le philosophe fou (mais pas si fou que ça) s’en prend à la Terre entière et à tous les arts, notamment le théâtre que pratiquent, bourgeoisement, ses deux sœurs. Ce n’est que colères, mises à feu, bris d’objets, jusqu’à ce que la démence retombe…

Il faut bien reconnaître que la méchanceté est un mets délectable. Ici, elle est, précisément, servie à table par une mise en scène qui, très subtilement, tend son fil en le laissant flotter quand l’humeur cesse d’être à l’orage. Les calculs personnels et la vie bourgeoise ne sont pas oubliés au profit des moments fracassants du penseur enragé.

Endossant la personnalité de Wittgenstein, Hervé Van Der Meulen passe de l’arrogance intraitable à l’enfance désemparée, de la réflexion somptueuse au bégaiement du cerveau : il est l’un des grands interprètes du rôle. Agathe Alexis se charge d’incarner la sœur la plus perverse ; elle le fait de façon brillante, dans une désinvolture sournoise, en épousant les fluctuations de la musique. -Yveline Hamon, enfin, est la sœur la moins cérébrale, réactionnaire de surcroît : elle compose une pauvre femme finement pathétique.

Cette pièce a été plusieurs fois jouée en France, mais sans doute avec une mise en évidence moindre du contexte, du cadre dépassé de ce monde en survie. La méchanceté n’est un plat de choix que si l’on sait, comme ici, ne pas en rester à la bravade et à la surface.

Théâtre
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