Grande-Synthe : l’autre Calais

Près de Dunkerque, des familles majoritairement kurdes arrivent en masse depuis quelques mois. En attendant un nouveau site, elles se battent contre l’hiver avec l’aide d’humanitaires.

Ingrid Merckx  • 27 janvier 2016 abonné·es
Grande-Synthe : l’autre Calais
© Photo : Ingrid Merckx

Des bottes dans l’entrée du local de Médecins du monde (MDM) à Dunkerque. Outil indispensable pour se rendre au camp de réfugiés de Grande-Synthe, à une dizaine de kilomètres. Ce « petit Calais » est devenu en quelques mois un « demi-Calais » : depuis sept ou huit ans, une centaine de migrants trouvaient refuge chaque année sur ce terrain inondable de la banlieue de Dunkerque. En septembre dernier, ils étaient 600. En janvier, 3 000. Contre près de 5 000, encore, dans le Calaisis. Combien d’autres sur cette côte, face à l’Angleterre, leur eldorado ?

Sur un mur, sous une guirlande de Noël pas encore décrochée, une carte de la région pointe les zones d’installation : Téteghem, récemment démantelé, Loon-Plage, qui -pourrait grossir… Pas de plage au Basroch, quartier du camp de réfugiés de Grande-Synthe. Juste un marécage où s’enlisent des centaines de familles qui regardent moins l’horizon que leurs pieds, comme tous les visiteurs, tant le sol est masqué par la boue. Épaisse et glissante par endroits, plus liquide à d’autres, elle peut remonter jusqu’à la cheville, éclabousser le bas des jambes, avaler la base des tentes, baraques ou yourtes qui se sont montées progressivement autour d’un chemin central.

Les tentes les plus récentes arrivent maintenant jusqu’à l’entrée du camp, à quelques centaines de mètres d’une zone pavillonnaire où les habitants ne manifestent pas vraiment d’inquiétude, sinon pour la valeur de leur bien immobilier. Les bâches jouxtent désormais les camions et les containers des associations de soutien aux migrants qui se sont installées peu après l’entrée, sur la gauche.

Avant d’arriver sur place, Amin Trouvé-Baghdouche, coordinateur général de la mission littoral Nord-Pas-de-Calais pour MDM, a changé de chaussures en laissant une paire sèche dans le coffre de sa voiture. Ceux qui nettoient des souliers aux différents points d’eau ont l’air de frais débarqués. « La météo annonce des températures de – 5 °C, – 10 °C pour la semaine prochaine, s’inquiète Amin_. On craint le pire. »_ On ne déplore aucun mort dans ce camp, contrairement à Calais. « On a eu une appendicite, on a aussitôt transféré le patient vers l’hôpital. » MDM fait du « référencement », c’est-à-dire de l’orientation et du soin de santé primaire : médecine générale et accompagnement psycho-social. Pour le reste, ses équipes orientent vers d’autres prises en charge : urgences, gynécologie…

Sur le devant de sa tente, une fillette de 2 ans joue avec une pipette de Doliprane vide. Elle la plonge dans le sol, la donne à une poupée imaginaire, lève de temps en temps les yeux vers la toile blanchâtre qui sert de toit à la salle d’attente de fortune installée par MDM. Une dizaine de jeunes hommes y patientent sur des chaises, un ticket à la main, entre le container et le camion où -l’organisation donne ses consultations un jour sur deux, en alternance avec Médecins sans frontières (MSF). Pour mieux suivre les soins, les deux ONG ont mis en place un système de carnet de santé que les migrants gardent sur eux.

Le froid et les maladies

Hormis quelques endroits sur le chemin central et une allée de palettes qui fait comme une passerelle jusqu’à la porte de l’« espace communautaire » (nom laïque de la mosquée), où convergent les déplacements, la boue recouvre tout : déchets, vêtements et jouets abandonnés. Difficile d’imaginer un tapis de sol au sec. Certaines tentes se sont isolées un peu dans les arbres, dans des ailes du camp aux airs de bayou frigorifique. D’autres tentes ont trouvé à se surélever grâce à des palettes. Les chaussures et les bottes quittées sous le double toit laissent espérer un intérieur un peu isolé du sol. Ici et là, des sortes de braseros forment de petits pôles de chaleur pour qui prépare du thé, du riz, ou se réchauffe les mains. Des hommes et des enfants poussent des brouettes contenant du bois, du charbon ou des colis alimentaires.

Quand Amin Trouvé-Baghdouche arrive au camp, les associations comme Salam ou l’Auberge des migrants sont en train de distribuer du riz en sacs de plusieurs kilos, des haricots rouges et des pois chiches en conserve. Et, plus tard, un repas chaud dans des assiettes jetables. Plus tard encore, des citoyens débarquent d’une voiture pleine à craquer de sacs contenant salades et fruits. Les oranges sont plutôt prisées par les adultes, qui s’empressent d’en arracher la peau. Les enfants jettent leur dévolu sur des barquettes de framboises et de groseilles, un peu surréalistes début janvier dans ce lieu oublié du reste de la France.

« Les journalistes sont maintenant assez nombreux à venir à Grande-Synthe. Jusqu’à présent, ils n’allaient qu’à Calais », explique Lisa Véran, attachée de presse de MDM. « Depuis des années nous disions que Grande-Synthe allait devenir comme Calais », souligne Amin. La surmédiatisation de « la jungle » a-t-elle servi à faire changer les choses ? Il est beaucoup question des mobile-homes chauffés, envoyés à l’initiative du Premier ministre, qui viennent d’arriver à Calais ce jour-là et supposent, avec 1 500 places, un tri des migrants et l’enregistrement de leurs empreintes. « À Grande-Synthe, au moins ne souffrent-ils pas de la faim », souffle Amin Trouvé-Baghdouche. Mais du froid et des maladies de l’hiver, souligne Chloé, infirmière et coordinatrice médicale à MDM. MDM et MSF organisent des maraudes pour aller à la rencontre de ceux, notamment les femmes, qui sortent peu des tentes.

Des enfants de 8 ou 9 ans jouent non loin du camion de MDM. Deux cartons ont été posés par terre : l’un contient des gourdes en plastique violet, l’autre des livres. Une bénévole britannique prépare du thé dont elle remplit les gourdes que trois enfants se mettent à téter de bon cœur en feuilletant les livres en équilibre sur les cartons. Une petite fille emmitouflée dans son anorak, pousse des cris de joie en dénichant un album rose avec des paillettes promettant une histoire de princesse…

Une majorité de familles

« Les gens qui sont là ont plutôt l’habitude de voir un médecin, reprend Chloé, une grande écharpe en laine remontée sur les oreilles. 80 % sont kurdes, pour la majorité issus de la classe moyenne syrienne ou irakienne, pour laquelle la couverture médicale n’est pas mauvaise. Ils sont globalement en bonne santé. » Beaucoup moins de fractures et de plaies qu’à Calais : à Grande-Synthe, les migrants n’escaladent pas de barrières ou de barbelés. Ils tentent de négocier un passage dans des camions roulant vers le terminal de Dunkerque.

« Calais est une cocotte-minute : le Moyen-Orient en miniature », avance Lisa Véran : le camp abrite principalement des hommes jeunes qui jouent leur vie à quitte ou double en feintant police et militants d’extrême droite. De quoi nourrir une atmosphère électrique et sombre. À Grande-Synthe, hormis quelques -Vietnamiens réfugiés au fond du camp, dont personne ne comprend encore la présence, les familles sont globalement de la même génération et de la même culture. Elles organisent leur survie de manière plutôt solidaire.

En avançant dans le camp, on découvre dans la « prairie », au centre, des baraques installées par MDM. « Au début, il n’y avait que ça, précise Isabelle Bruand, coordonnatrice régionale de MDM pour le Nord-Pas-de-Calais. Elles ont un plancher et sont un peu chauffées. » Plus loin, quatre à six yourtes blanc et vert comme des parasols paraissent presque luxueuses. Impossible de savoir comment s’est faite la répartition : par ordre d’arrivée, par taille de famille ou par montant des sommes payées. « Les passeurs ne sont plus forcément des membres de mafias, confie un bénévole_. Ce peuvent être des familles présentes depuis plus longtemps et qui maîtrisent les réseaux. »_

Un Anglais interpelle l’équipe de MDM : il est venu apporter des systèmes de chauffage mais il lui manque une pièce. Il a besoin d’un traducteur pour trouver un magasin qui en vendrait. « Plusieurs personnes viennent aider, explique Amine Trouvé-Baghdouche_, des citoyens anglais,_ français, de la région ou pas, membres d’un collectif comme No Border ou indépendants. Ils apportent du matériel, des couvertures, des vêtements, des jouets, de la nourriture… Au départ, on s’est dit qu’il fallait coordonner tout cela, mais c’était une mission en soi. Du coup, ça part un peu dans tous les sens, c’est généreux et pas structuré. Parfois inadapté. Mais, sans ces citoyens, les migrants n’auraient pas pu tenir. »

« England, england »

Devant l’entrée du camp, un homme passe sur des béquilles. Son pied blessé est à nu. Des gendarmes stationnent. Contrôlent. « Il devait y avoir un rassemblement de migrants cet après-midi », précise Amine Trouvé-Baghdouche. Motif : le déménagement. La veille, le -11 janvier, la décision de la préfecture est tombée : elle donne son accord à la proposition de MSF, appuyée par le maire EELV de Grande-Synthe, Damien Carême, d’aménager un site humanitaire pour les réfugiés. « Soit 500 tentes équipées pour l’hiver, pouvant accueillir chacune cinq personnes, ainsi que des douches avec eau chaude et des toilettes en nombre suffisant », résume l’organisation, qui finance cette opération de 2,4 millions d’euros. Suffisant pour 2 500 personnes, plafond du compromis ? « Si c’est un camp fermé, si les migrants ne sont pas libres de circuler, MSF ne restera pas », assure Samuel Hanryon, responsable des relations presse de l’association. Car comment garantir cette limite d’effectifs ? Qui sera admis ? Où iront les autres ?

« Pour l’heure, nous en sommes aux travaux de terrassement sur le terrain, rien ne sera prêt avant cinq ou six semaines », poursuit Samuel Hanryon. Et d’ici là, au Basroch, où le projet d’écoquartier du maire vire presque à l’ironie ? « On soulage des situations, on essaie de faire que ces camps ne soient pas des zones de rejet », résume AmineTrouvé-Baghdouche. Un peu abattus par le manque de perspectives et ce « provisoire qui dure », médecins et infirmiers se concentrent sur les soins immédiats. « Tant qu’il n’y aura pas d’accord entre la France et l’Angleterre… Tant qu’il y aura la guerre en Syrie… », murmure le coordonnateur.

Vers l’espace des associations, des médecins de l’Agence régionale de santé et de -l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) discutent avec les humanitaires. « Face à 200 enfants vivant dans ces conditions, on se met à parler la même langue », commente Isabelle Bruand. Les pouvoirs publics ne sont plus totalement absents ni totalement ignorants. Mais, devant l’urgence sanitaire, MSF a décidé de dépasser la position tenue jusqu’alors et consistant à dire : « C’est à l’État d’agir. » D’ordinaire, MSF et MDM interviennent dans des camps situés dans des pays en proie à des conflits ou à des catastrophes qui désorganisent leurs structures. Un camp humanitaire aux normes internationales dans un pays riche comme la France sera une première. Salutaire pour les migrants, pas pour la démocratie.

Une femme tenant un gros paquet sur le ventre tente de troquer ses baskets contre des bottes à pois. Sa cargaison emmitouflée rend l’opération malaisée et la fait rire tandis qu’elle s’appuie sur le camion pour ne pas glisser dans la boue en chaussettes. C’est une fillette de 5 mois qu’elle protège sous d’épaisses couvertures. Dans un anglais approximatif, la mère désigne son fils de 5 ans et son mari. La petite est née en Irak, ils sont arrivés récemment. À ses côtés, une jeune fille aux yeux très bleus sous un voile noir se fait traduire l’échange. Et répète « England, England ». À l’entrée du camp, les gendarmes vérifient l’identité des journalistes qui entrent et sortent, et les enregistrent, droits dans leurs bottes.

Société
Temps de lecture : 10 minutes

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