Croissance : Quand s’éloignent les chimères

À la faveur de la crise mondiale, les partisans d’une « économie douce » gagnent en crédibilité. Mais certaines certitudes restent intangibles.

Erwan Manac'h  • 17 février 2016 abonné·es
Croissance : Quand s’éloignent les chimères
© Photo ; Li Bo/XINHUA/AFP

« Le culte de la croissance est ébranlé au sein même du conclave », écrivait l’économiste Jean Gadrey [^1] en janvier 2015. Doucement, des voix commencent en effet à s’élever parmi les pontes de l’économie capitaliste pour laisser entrevoir un langage différent. Les caricatures ont aussi perdu en intensité. Le « décroissant » n’est plus cet homme des cavernes, pessimiste maladif, qu’on brocardait autrefois. Les faits lui donnent même raison.

« Il faut réaliser que les quatre moteurs de la croissance, qui avaient tiré l’économie mondiale dans le passé, ont aujourd’hui disparu », écrivait début février l’économiste Patrick Artus, pour le compte de la banque Natixis, qu’on ne peut pas soupçonner d’accointances avec les décroissants. Les gains de productivité, qui permettaient de produire toujours plus, ralentissent. La Chine et les pays émergents en ont fini avec la croissance exponentielle qui offrait de nouveaux marchés aux entreprises des pays riches. Et l’aggravation continue des inégalités, qui concentre les richesses aux mains des plus riches, grève lourdement la consommation à l’échelle planétaire. Même le processus de mondialisation du commerce, qui a assuré notre croissance durant vingt ans, s’est tari.

Tous ces éléments font dire à l’économiste américain Robert Gordon, malgré les réactions hostiles, que la croissance américaine fait face à un ralentissement durable et significatif. « Une stagnation séculaire » est à l’œuvre, ajoute Paul Krugman, prix Nobel d’économie, à l’instar d’autres éminents économistes américains depuis 2013, qui observent une « grande rupture ».

Voilà pour le constat. Les préceptes, eux, évoluent plus mollement. L’économiste français Daniel Cohen, proche de François Hollande, était assez seul lorsqu’il clamait, début 2014 : « Affranchissons-nous de notre dépendance à la croissance. » Certes, les partisans d’une « économie douce » sont plus écoutés qu’auparavant, mais les yeux restent braqués sur le PIB, qui mesure les variations de la valeur ajoutée.

Trente ans d’argumentation ont toutefois permis d’installer dans le paysage des « nouveaux indicateurs de richesse », qui mesurent l’impact social et environnemental de l’activité humaine. « Ils font largement consensus aujourd’hui, mais on peut regretter que leur influence reste faible sur les décisions. Il faut changer des habitudes ancrées et développer de nouveaux outils. Cela prend du temps », analyse Vincent Aussilloux, économiste à France Stratégie, organisme de réflexion rattaché au Premier ministre. « Le référentiel cognitif des institutions européennes reste centré sur des indicateurs économiques et financiers », déplorent les chercheurs de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), au terme d’une étude sur le programme « au-delà du PIB » mis en place par l’Union européenne en 2007.

Le mouvement écologiste, en revanche, a réussi à imposer la question du « contenu de la croissance ». Notamment chez les économistes keynésiens, partisans de la redistribution des richesses et de l’investissement public, qui ont longtemps prêché pour une relance aveugle de l’activité – le « productivisme ». « C’est un acquis de ces dernières années. Les ONG et les syndicats ont commencé à travailler ensemble », témoigne Marie Chéron, responsable de programme à 4D, mouvement citoyen pour la transition écologique qui travaille notamment avec la CFDT.

La « croissance verte » s’est fait une place dans les esprits. Avec l’essor des énergies renouvelables et de l’économie « collaborative » – l’ère du « tous entrepreneurs » permise par Internet –, une « 3e révolution industrielle » s’ouvre à nous, assure même Jeremy Rifkin, économiste américain. Cette théorie plaît beaucoup aux plus libéraux, qui se montrent encore incapables de faire le deuil des fortes croissances, malgré leur coût carbone élevé. La « stagnation séculaire » est davantage pensée comme une anomalie de la finance que comme la fin d’un système confronté à la finitude de ses ressources. Les « anormalités » s’estomperont un jour pour laisser place à un retour de la croissance, espère l’économiste libéral new-yorkais Nouriel Roubini. Et si les intentions sont nettement verdies, les changements concrets restent loin du compte. « Il y a une forte dissonance entre les engagements pris et ce qui est fait. On nage en pleine schizophrénie », observe Marie Chéron, pas dupe des ambitions affichées par les États lors de la COP 21.

La clé du passage des intentions aux actes ne sera pas idéologique mais sociale, prévient de son côté Jean Gadrey : « Aucun projet post-croissance n’aboutira s’il ne convainc pas que la “relance” du bien-vivre dans un environnement préservé est nettement plus efficace pour vaincre le chômage que les recettes éculées du libéral-croissancisme [^2] ». Gageons que cette victoire est à portée de main.

[^1] Voir son blog sur alternatives-economiques.fr, 1er janvier 2015.

[^2] Tribune parue dans Le Monde diplomatique, novembre 2015.

Publié dans le dossier
La gauche en mille morceaux
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