Décroissance : Et maintenant, les travaux pratiques !

Circuits courts, gratuité, monnaies locales, villes lentes… Après avoir bousculé le dogme de la croissance économique, les idées de la décroissance fertilisent peu à peu de nombreuses alternatives concrètes.

Patrick Piro  • 17 février 2016 abonné·es
Décroissance : Et maintenant, les travaux pratiques !
© Photo : THEOBALD/BSIP/AFP

Fin 2009, une apothéose médiatique pour la décroissance en France : le président de la République en personne estime politiquement utile de livrer son opinion sur la question, et à plusieurs reprises. « Je refuse le choix entre croissance et pollution ou décroissance et protection de l’environnement. J’affirme le choix du développement durable », scande Nicolas Sarkozy [^1]. La crise est planétaire, des pays sont entrés en récession et l’urgence climatique a occupé le terrain politique comme jamais à l’occasion du sommet de Copenhague. Depuis, l’économie a pourtant repris sa course, certes en boitant, mais « business as usual ». Et la décroissance a peu à peu disparu des discours et des médias, comme si les contradictions qu’elle révèle étaient désormais périmées. « Une fabuleuse dénégation », ironise l’économiste objecteur de croissance Serge Latouche.

Le monde économique n’en est pas pour autant sorti indemne, constate Vincent Liegey, chercheur interdisciplinaire sur la décroissance, qui relate la déstabilisation de ce dirigeant d’une multinationale française avouant être « à 100 % en accord » avec lui « en tant que père de famille », mais professionnellement embrigadé pour arracher le dernier dollar au marché. « Un décalage de plus en plus fréquent. Ces sympathisants -“dichotomisés” discernent dans la décroissance des pistes pour une sortie de crise cohérente avec le sens qu’ils veulent donner à leur vie. » Le ver serait donc dans le fruit. Une victoire idéologique, estime le philosophe Fabrice Flipo [^2] : « Une bonne partie des progressistes ne parviennent plus à parler de croissance sans en être gênés. »

La décroissance a fonctionné dans un -premier temps comme un « mot-obus », analyse Paul Ariès, percutant les esprits en remettant en cause la quête de la croissance à tout prix, axiome majeur de l’économie libérale. Pour le politologue, le reflux de cette confrontation dans le débat public traduit une mutation, pas une disparition. « La décroissance est entrée dans une phase plus pratique. Elle s’exprime désormais à travers des “mots-chantiers” qui expérimentent ses idées en actes. »

Économie coopérative, circuits courts, alimentation bio et de saison, gratuité des transports, monnaies locales, sobriété, réhabilitation de la lenteur contre l’accélération et le gigantisme (slow food, villes lentes), échanges non -marchands, dotation inconditionnelle d’autonomie, revenu maximum autorisé… Ces alternatives sont fréquemment portées par des collectifs locaux (et même des entreprises), des luttes (contre les « grands projets inutiles et imposés », pour les « zones à défendre »), des villes « en transition », voire des mouvements (comme les Colibris) qui ne se réclament pas nécessairement de la décroissance.

Fréquemment sollicité pour des interventions en Europe, Vincent Liegey a le sentiment de circuler entre deux mondes parallèles, « celui de l’économie dominante, de la politique et des médias, incapable de penser autrement que dans son propre système, et celui qui s’active à bâtir un autre monde sur les ruines du précédent. Certes minoritaire, disséminé en micro-initiatives, mais une transition en marche par des alternatives concrètes. » Installé à Budapest, le chercheur y contribue à la création d’un centre de recherche et d’expérimentation sur la décroissance, maillant depuis 2012 diverses expériences – ateliers participatifs de fabrication et de réparation (de vélos, par exemple), service de livraison « zéro pétrole », distribution de paniers bio, solidarité avec les migrants…

La décroissance à l’aise dans le travail manuel, la coopération, les petits territoires, l’informel, ce n’est pas une surprise. Plus inattendu : les idées de la mouvance surgissent au sein d’institutions peu révolutionnaires, par l’entremise d’individus motivés.

Vincent Liegey affiche ainsi quelque 160 interventions publiques « hors milieu décroissant » autour de son dernier ouvrage [^3], invité par l’Institut d’écologie politique de Zagreb, l’université d’économie de Vienne (Autriche) ou l’ambassade de France à Budapest. À l’École centrale de Nantes, un groupe d’élèves mène une étude sur le rôle de l’ingénieur dans le processus de la décroissance, inspiré par les « low tech » (voir p. 24), l’économie, la politique, la philosophie et l’éthique. Depuis 2010, la journaliste Agnès Sinaï livre à Sciences Po (Paris) un cours sur les politiques de décroissance qui rencontre du succès. Fabrice Flipo fait partie du jury de thèse d’un mathématicien de l’École des mines de Paris qui simule l’impact de divers scénarios de décroissance à l’horizon 2050 – emploi, dette, environnement. Il vient d’intervenir auprès de l’École normale supérieure de Paris et d’un centre de recherche de juristes bruxellois désireux d’éclairages sur la place de la décroissance dans le droit. « Il est beaucoup plus facile d’en parler aujourd’hui, nous ne sommes plus des pestiférés, on vient nous chercher. » Même les syndicats s’y mettent, remarque Paul Ariès : « La CGT s’intéresse à la semaine de 32 heures ou à l’obsolescence programmée. »

La mouvance organise une conférence internationale tous les deux ans. Pas la moindre publication universitaire à la suite de la première édition, en 2008 à Paris. Mais déjà dix à Barcelone en 2010. Leipzig, en 2014, a reçu 3 500 participants. Budapest, fin août 2015, a dû limiter à 500 le nombre des présentations. « Le volume d’articles publiés sur la décroissance a explosé, indique Vincent Liegey. Actuellement, une dizaine par mois, dans des revues internationales à comité de lecture en économie, anthropologie, sociologie, écologie, etc. » En 2013, l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) publie l’étude « Une société post-croissance pour le XXIe siècle ». Le terme « décroissance » a fait son entrée dans plusieurs dictionnaires d’économie ou de sciences sociales, « il s’est imposé dans les milieux universitaires », relate Serge Latouche. Qui déplore en revanche sa très faible influence politique en France. « La décroissance n’y a pas de vrai relais, contrairement à l’Italie, où le mouvement Cinq Étoiles l’a partiellement intégrée à son programme, ou bien à l’Espagne, où Podemos s’en revendique », constate l’économiste.

À partir de 2006, ont surgi le Mouvement des objecteurs de croissance (MOC), le Parti pour la décroissance (PPLD) ou Écologie, pacifisme et objection de croissance (Époc). Soucieux de dépasser les « erreurs d’amateurisme » de précédents scrutins, le MOC considère toujours utile d’aller aux urnes, cherchant à fédérer divers comités locaux pour présenter un candidat « véritablement anti-productiviste » à la présidentielle de 2017, ainsi que deux cents noms aux législatives, annonce Christian Sunt, porte-parole, dégoûté par la « mascarade » des élections régionales de décembre 2015. « Dans une logique “Podemos”, des groupes décroissants et citoyens s’étaient associés aux partis de la gauche “de gauche” et de l’écologie : ils ont été trahis – pas de places éligibles, engagements non respectés sur le cumul des mandats, etc. »

Confidentiels, ces mouvements n’ont pas tranché leur grand dilemme : faire advenir le changement par la politique ou travailler la société de l’intérieur ? « Nous nous heurtons, sans solutions actuellement, à des questions de pouvoir, de relations avec les médias et d’ego, que nous savons mal gérer en dehors de nos réseaux, admet Vincent Liegey, ancien porte-parole d’un PPLD aujourd’hui en retrait. Faut-il passer à la vitesse supérieure ? Ou renoncer au jeu politique en sachant que d’autres se chargeront d’occuper la place si nous la désertons ? Le vivre-ensemble, le ralentissement, l’autonomie, la convivialité sont des questions d’époque. »

En dépit d’une dynamique discrète mais réelle, la mouvance de la décroissance reste lucide. « Nous n’enregistrons pas de grande percée, reconnaît Serge Latouche, le système parvient très bien à saucissonner les problèmes, empêchant la concurrence d’une vision globale telle que nous la proposons. Et la colonisation des imaginaires reste très forte ! J’ai le sentiment de travailler pour après-demain. » Versant optimiste, par Vincent Liegey : « Nous ouvrons des petites portes, c’est de la subversion à bas bruit. »

[^1] Le 14 janvier 2010, vœux à la France rurale.

[^2] Notamment auteur de Pour une philosophie politique écologiste, Textuel 2014.

[^3] Il a coécrit Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Utopia, 2013.

Publié dans le dossier
La gauche en mille morceaux
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