« La délinquance est une forme de révolte »

Philippe Pujol publie le résultat de dix ans d’enquête sur les jeunes dealers marseillais des quartiers nord. Il décrit sa méthode et analyse l’évolution de ces cités.

Ingrid Merckx  • 10 février 2016 abonné·es
« La délinquance est une forme de révolte »
Philippe Pujol Journaliste, auteur de La Fabrique du monstre. La Fabrique du monstre, 10 ans d’immersion dans les quartiers nord de Marseille, Philippe Pujol, Les Arènes, 322 p., 20 euros.
© BENJAMIN GEMINEL

Prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d’articles « Quartier-shit » sur les cités nord de Marseille, Philippe Pujol boucle dix ans d’investigations de terrain avec La Fabrique du monstre. Un livre où il fait passer dans un climat de roman policier une réalité toute documentaire sur le quotidien des quartiers déshérités de Marseille : « La zone la plus pauvre d’Europe. » Le « refoulé de notre société », où des enfants jouent avec des rats et des cafards avant d’embrasser la très courte carrière de dealer, sur fond de montée du FN.

Pourquoi avoir choisi la première personne pour écrire La Fabrique du monstre ?

Philippe Pujol Le journalisme « académique » est nécessaire : tous les terrains ne se prêtent pas au journalisme narratif. Mais j’écrivais déjà mes articles pour La -Marseillaise sous une forme narrative. Mon idée, c’était de toucher le petit dealer ou le lecteur du bar PMU en étant le plus accrocheur possible. Accessible tout en restant très rigoureux sur l’information. J’ai forgé mon écriture en enchaînant des brèves sur des faits divers et en me calquant sur le style de Félix Fénéon, journaliste et critique d’art de la fin du XIXe. Je m’inscris dans le fait divers social. Cette approche sociale de l’information, c’est la marque de fabrique de La Marseillaise. Pour La Fabrique du monstre, la première personne permet une proximité quasi physique du lecteur avec ces quartiers.

Ceux pour qui voulez être accessible vous lisent-ils ?

Entre reportage et polar documentaire

Gonzo ? Philippe Pujol se met en scène dans La Fabrique du monstre. Une manière d’assumer sa place dans le cadre. Mais le gonzo journaliste à la Hunter S. Thompson cherche à intervenir sur son sujet. Pas Philippe Pujol. S’il rapporte ses échanges avec un enfant qui récolte des cafards ou raconte les joints qu’il fume avec des dealers, c’est plutôt pour réduire le nombre de filtres qui séparent le lecteur de l’information. La Fabrique du monstre s’apparente aussi au roman policier. De par son écriture « fait-diversière », son climat crépusculaire, son arrière-plan politico-social et l’attention que Philippe Pujol porte au décor et à ses personnages. Pas héros mais témoin : « Le soir de la mort de Kader, fin juin 2009, il fait très chaud, je suis de permanence pour mon journal. De toute façon, je suis le seul à couvrir les faits divers et les pompiers ne connaissent que mon portable. Direction les quartiers nord… » Il décrit alors le scintillement des gyrophares dans la nuit, l’odeur de chlorophylle qui flotte comme sur les vrais terrains de foot, et Kader, 22 ans, sur le dos, dans une flaque, cependant que sa mère réclame sans comprendre qu’on emmène son fils à l’hôpital.
Les dealers les plus cultivés me lisent. Généralement ceux-là ne sont pas que dealers et ont un niveau social un peu plus élevé. Les petits revendeurs, non, mais ils se racontent les articles de La Marseillaise et de La Provence. Dans leurs récits, ils ajoutent des détails ou lèvent des non-dits : quand le journaliste tait un nom, eux nomment la personne.

Les associatifs sont contents de ce livre qui aborde certains tabous : dire que leur milieu n’est plus aussi efficace qu’avant et qu’il est, lui aussi, vérolé par le clientélisme. Mais, sans les associations, ces cités auraient sombré. Ils espèrent que La Fabrique du monstre aura une certaine action sur les pouvoirs publics. Moi, je ne me fais pas d’illusions. Un livre comme celui-ci se vend dans les 10 000 exemplaires au mieux ; avec un article dans La Provence, un élu touche 120 000 lecteurs, et pour quels changements ? Sans compter que je suis lu par des convaincus.

Pourquoi écrire ce livre alors ?

Je fais mon travail. J’ai beaucoup de plaisir à travailler sur le terrain, à rencontrer des gens, à comprendre la situation et à la raconter. Mais jamais je ne me dis que ce que j’écris peut changer le cours des choses.

J’ai su saisir quelque chose qui était dans l’air du temps, tout en étant légitime pour le faire : comme je ne suis rattaché à aucun média, je peux griffer tout le monde. Étant marseillais, je peux écrire sur Marseille sans que l’on dise : « C’est un Parisien qui fait du bashing ! » Ce qui me surprend, c’est que des gens me demandent : « Que peut-on faire ? » Je n’en ai aucune idée ! Je n’ai que des réponses passe-partout sur l’éducation et la citoyenneté.

Vous écrivez que vous avez une « tête de flic », comment vous êtes-vous fait accepter ?

Un flic ne vient jamais seul comme moi. Je suis sans appareil photo ni téléphone sorti (surtout pas d’images), j’ai plus une allure de rocker qu’un mec du hip-hop, et je ne joue pas un personnage. Je dis tout de suite que je suis journaliste. Après, il y a plein d’approches différentes en fonction de qui on veut toucher. J’ai des méthodes de naturaliste voulant se fondre dans un écosystème…

Jusqu’à vous plonger dans le quotidien d’un dealer et « fumer son shit infâme » ?

Je ne suis pas fumeur, mais il m’est arrivé de fumer avec certains. Ce sont des toxicomanes lourds ! Leur shit est coupé avec tellement de produits… C’est de la drogue très forte. Chez ceux de 14 ans qui en fument des kilomètres par an, cela fait des dégâts. Quand je suis avec eux, je ne me mets pas à parler comme eux, mais je les comprends : j’ai grandi à la Belle-de-Mai, dans la classe moyenne basse, et je côtoyais ceux des classes populaires.

Mes parents ont connu une petite ascension sociale et nous avons quitté le quartier. Mais j’y ai gardé des contacts et des amis, j’ai continué à y donner des cours de tennis… La méfiance est toujours de mise, mais chacun dit un peu. Et, à force de croiser plusieurs personnes – dealers, parents, associatifs –, on arrive à se faire une assez bonne idée de la réalité.

Vous êtes-vous attaché à vos « personnages » ?

Je fonctionne avec empathie. Je ne m’interdis pas de parler de sentiments, j’ai passé du temps avec les mères, je réfléchis beaucoup aux relations parents-enfants. Les voyous sont les produits d’un système. Ils sont de toute façon sanctionnés : par le milieu, par la drogue, par la justice… Il ne faut pas les déshumaniser. Ils sont même tellement humains qu’ils ne gèrent plus rien, aspirés par les réseaux de délinquance. Mais l’immense majorité, dans ces quartiers, ne bascule pas ! Et, parmi ceux qui basculent, l’immense majorité ne récidive pas : c’est dur d’être un voyou, et beaucoup sont récupérés par l’associatif…

Ceux qui restent délinquants ont connu une misère sociale et des pathologies familiales très dures. Il s’agit d’avoir un regard citoyen et politique sur eux pour comprendre comment on les fabrique. Dans la première partie du livre, je raconte l’enfermement, la misère, les circuits dans lesquels ils sont pris. Dans la seconde, les raisons politiques qui engendrent de telles injustices sociales. Marseille n’est pas un cas particulier, c’est la soupape de sécurité de la France entière. Son refoulé.

Certains se rebellent-ils contre ce système ?

Non. Victimes, ils font même tout pour qu’il perdure. Ils sont très lumpenprolétariat. Ils veulent devenir des cadors : le meilleur dealer, le boss d’une grosse association, un élu important… Mais surtout pas les « bons petits Beurs » qu’étaient leurs parents. En voyant l’échec de ces derniers, nombre d’entre eux se sont dit : « Pour nous, c’est mort. » À partir des années 1980, le contrat social a été rompu. C’est le cas d’ailleurs pour tous ceux qui ont la quarantaine aujourd’hui, mais cela a touché encore plus fort la jeunesse des quartiers populaires. Aujourd’hui, la plupart sont frappés d’apathie, quelques-uns se révoltent. Et leur révolte peut passer par la délinquance – « Ce qu’on ne me donne pas, je le prends », par des émeutes urbaines (pas trop à Marseille).

Il y a aussi ceux que j’appelle les « djellaba-baskets » : un bleu au front, un joint à la main. La radicalisation est encore balbutiante à -Marseille, mais, comme les réseaux de stups arrivent à saturation, beaucoup de gamins n’y trouvant pas d’espoirs de carrière risquent de verser dans le jihadisme. Le repli identitaire est d’abord dû à la rupture du contrat social.

En dix ans, l’avenir dans ces quartiers se serait encore rétréci ?

Les années Sarkozy ont fait très mal. Avec l’épisode du « Karcher », les habitants des quartiers populaires se sont sentis traités comme des sous-hommes, et le « bling-bling » leur a montré un exemple : la réussite capitaliste par l’écrasement de l’autre. Pour les délinquants, Sarkozy est un petit bonhomme qui a réussi. La propagande de Daech reproduit un peu les mêmes mécanismes : des types avec des têtes de gamins de cité arrivent à mettre le monde à feu et à sang. Comme une revanche des « moins que rien ». Dealers ou jihadistes, ils savent que leur vie sera courte. Ils ont un côté « no future ». Mais, encore une fois, ceux-là sont très minoritaires. Je raconte aussi ceux qui essaient de s’en sortir mais sont coincés. Et ceux qui finissent par intégrer des réseaux clientélistes dans l’associatif ou le BTP. Chacun veut sa part. Même les filles. Les parents se bagarrent pour leurs enfants, mais dans le cadre du système. Il n’y a plus de conscience politique.

Vous évoquez aussi une fabrique de nationalisme.

À la Belle-de-Mai, quand j’étais enfant, on se reconnaissait selon le travail des parents : les fils de douaniers, de dockers, des employés des PTT. Petit à petit, les moins pauvres ont quitté le quartier, qui s’est paupérisé. Par en dessous, sont entrés de nouveaux pauvres. Ceux qui n’avaient pas pu quitter le quartier se sont sentis envahis par les Comoriens et les Maghrébins. Les bureaux de vote de ces secteurs-là se sont mis à faire des scores FN incroyables. À cela il faut ajouter le vote FN de la petite bourgeoisie, craignant pour ses commerces et ses biens immobiliers. Les nouveaux arrivants ne votent pas. Les politiques publiques ont échoué. C’est à se demander même si cet échec n’a pas été organisé : un immeuble qu’on laisse se délabrer, par exemple, pour pouvoir le remplacer rapidement par une infrastructure.

Des enfants jouant avec des rats et des cafards… Les quartiers nord, c’est Dickens en 2016 ?

On abandonne des zones, alors les gens se débrouillent. Pour moi, le pire, c’est l’exploitation de la misère par la misère, avec au bout de la chaîne les Comoriens – selon la logique de l’intégration par le racisme : le dernier arrivé ferme la porte –, mais surtout les Roms. Eux sont détestés de tous, se font exploiter ou voler, sont en concurrence entre eux, n’ont aucun réseau. Ce sont pourtant les réseaux qui font la différence. Pour trouver un travail ou avoir accès à la culture : avant, quand les communistes voulaient tirer les ouvriers vers le haut, les habitants des quartiers populaires s’exprimaient bien, connaissaient les grands philosophes, les cités vibraient d’un bouillonnement culturel. Aujourd’hui, la culture a chuté et on a créé des ghettos scolaires, des écoles de l’échec, points de départ de la « loose ».

À quel point ça abîme d’être témoin de cette réalité ?

Après dix ans de faits divers, j’arrive à ne pas ramener ce que je vois à la maison. Surtout, je me dis que ça n’est pas l’unique réalité. Je pourrais décrire les fêtes de quartier, les petites solidarités… Ça n’est pas l’angle que j’ai choisi, mais les gamins dont je parle ont des très belles histoires sur leur enfance, le foot, la drague. Ils ne sont pas tous malheureux, et pas tout le temps. J’essaie parfois d’atténuer le côté dramatique pour montrer des sourires. Car il y en a. Le monde n’est pas que misère, même pour eux.

Société
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