Ta-Nehisi Coates : Autobiographie d’un corps meurtri

Avec Une colère noire, le journaliste et essayiste américain Ta-Nehisi Coates livre une réflexion sensible sur la violence du racisme.

Pauline Guedj  • 3 février 2016 abonné·es
Ta-Nehisi Coates : Autobiographie d’un corps meurtri
Une colère noire. Lettre à mon fils Ta-Nehisi Coates. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thomas Chaumont, Autrement. 208 p., 17 euros. Ta-Nehisi Coates sera à la Maison de la poésie, à Paris, le 4 février à 19 h, et à la librairie Mollat, à Bordeaux, le 5 février à 18 h.
© Marc Domage

« C’est la semaine où tu as appris que les assassins de Michael Brown allaient rester libres. Les hommes qui avaient abandonné son corps dans la rue, comme une preuve effrayante de leur pouvoir absolu, ne seraient jamais punis. Jamais je n’ai imaginé que quiconque serait puni. Mais toi tu étais jeune ; tu y croyais encore. »

Longue lettre à son fils de 14 ans, Une colère noire, le dernier essai du journaliste américain Ta-Nehisi Coates, est une plongée dans l’actualité des antagonismes raciaux aux États-Unis. Le livre est une fresque sensible dans laquelle un père raconte à son fils son pays, une nation où la police tue les Noirs, où les meurtriers restent impunis et où les Afro-Américains vivent dans une intériorisation constante du racisme et de sa violence. Livre coup de poing, Between the World and Me, selon son titre original, constitue un nouveau pas dans la carrière de son auteur. Journaliste respecté, Coates est devenu une figure incontournable des milieux intellectuels afro-américains.

Aux États-Unis, la réputation de Ta-Nehisi Coates s’est d’abord construite dans les articles qu’il écrit pour le mensuel The Atlantic. Parmi ses textes, trois comptent aujourd’hui comme des contributions majeures au débat sur la question raciale dans le pays.

Fear of a Black President, d’abord, revient sur la figure de Barack Obama et sur ce que son élection révèle des logiques d’intégration aux États-Unis ; The Case for Reparations, ensuite, consiste en un plaidoyer pour les réparations de l’esclavage ; enfin, The Black Family in the Age of Mass Incarceration dénonce les politiques qui ont abouti à la présence massive de Noirs dans les prisons américaines.

Dans ces longs articles, Coates met en place une méthodologie mêlant analyses historiques et politico-économiques et reportages. L’idée est simple : pour parvenir à convaincre de la nécessité de débats complexes, polémiques et souvent désincarnés, il est nécessaire de confronter les idées à l’expérience vécue. Ainsi, dans son article sur les réparations, il ne se contente pas d’évoquer les positions des militants engagés dans cette cause. Plus percutant, son texte s’intéresse à un quartier de Chicago dont les habitants ont été à plusieurs reprises dépossédés de leurs biens, et donne par ce biais un ancrage émotionnel et palpable à une question politique souvent rejetée pour son caractère prétendument irréaliste.

Plus poétique dans sa forme, Une colère noire met lui aussi en place un procédé permettant de décrire les effets du racisme depuis une perspective située. Mais, là où les articles de Coates se construisaient comme des reportages, Une colère noire fait le choix du récit autobiographique. Dans cette lettre écrite à son fils, on suit le narrateur des ghettos de Baltimore où il a grandi à l’université noire de Howard, à Washington, où il fut un étudiant heureux. On le retrouve dans les rues de New York, où il devint père et journaliste. Dans ce parcours, Coates se décrit comme un enfant timide et révolté, un jeune homme curieux et engagé, et un père qui ne cesse d’avoir peur pour l’intégrité physique de son enfant.

En effet, ce que démontre l’expérience du narrateur c’est que, au-delà de l’idéologie qui le crée, le racisme est aux États-Unis une question d’agression physique. Pour Coates, être Noir, c’est avant tout avoir peur que son corps soit victime d’agression. C’est avoir peur d’être poussé, frappé, tué. Les agresseurs sont multiples et s’inscrivent parfois au cœur même de la communauté afro-américaine. Il y a la police, bien sûr, mais aussi, dans les rues des ghettos, les simples passants qui peuvent être armés. Et, ailleurs dans la ville, il y a ceux qui « se pensent comme blancs » et qui, peut-être par la simple habitude du pouvoir, s’imposent au corps noir, le relèguent dans ses quartiers et l’en délogent avec la gentrification.

Face à cette crainte constante de l’agression, Coates montre comment le corps noir s’adapte, comment il incorpore des codes comportementaux pour rester dans le rang, et comment parfois aussi, par peur encore, il provoque. Être victime du racisme, c’est donc vivre la discrimination comme une expérience intérieure qui modifie votre corps et votre manière de penser. « La suprématie blanche vous blesse, dira Coates, physiquement. »

À sa sortie aux États-Unis, Une colère noire a provoqué de nombreuses réactions allant de l’accusation de « racisme à l’envers » aux éloges de la plus respectée des artistes afro–américaines, l’écrivaine Toni Morrison, qui a comparé Coates à James Baldwin. Coates a reconnu l’influence, mais certains ont rejeté, parfois violemment, la comparaison. Parmi les opposants, le philo-sophe Cornel West reproche à Coates de faire l’économie, dans son livre, d’une analyse politique de la situation. « Le recueillement de James Baldwin, écrit-il, l’a mené à l’action collective. L’égocentrisme guidé par la peur de Coates ne le mène qu’à la fuite solitaire. »

Si l’affirmation de West est excessive, surtout au regard des prises de position que Coates ne cesse d’avoir sur la scène publique, reste que l’essayiste parvient moins brillamment que dans ses textes plus courts à construire ce récit complexe qui lui permettait d’allier expérience vécue et analyse politique. Derrière cette puissante analyse sensible du racisme, manque parfois une critique plus aiguë du régime politique qui le crée, de la structure de classes qui se conjugue avec celle de la race et du système capitaliste que le journaliste excelle d’habitude à décortiquer.

Littérature
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