Pas de petite centrale dans la prairie !

Après six années de procédure, une mobilisation citoyenne est parvenue à bloquer définitivement la construction d’une centrale à gaz près de Sarreguemines, en Moselle.

Patrick Piro  • 16 mars 2016 abonné·es
Pas de petite centrale dans la prairie !
© Photo : ADPSE

On a le triomphe modeste, à Hambach et dans les environs. Fin février, c’était soirée dansante, le rendez-vous annuel habituellement organisé pour recueillir des fonds destinés à mener la bataille contre la société Hambrégie et son projet de centrale à gaz. Changement de programme cette fois-ci : le 22 février, le Conseil d’État donnait définitivement raison aux opposants en cassation. « On a fêté la victoire ! », se réjouit Isabelle Hoellinger, porte-parole de l’Association de défense contre la pollution de Sarreguemines et environs (ADPSE). Mais peut-être trop sobrement, reproche une amie : « C’est énorme, ce que vous avez obtenu ! »

C’est le collectif breton Gaspare (pour Garantir l’avenir solidaire par -l’autonomie régionale énergétique) qui a divulgué la bonne -nouvelle au-delà du bassin de la Sarre : il affronte le même donneur d’ordres (Direct énergie, dont Hambrégie est une filiale), qui projette aussi de construire une centrale à gaz près de Landivisiau [^1]. Deux fois moins importante que celle d’Hambach, cependant, dont le projet affichait 892 mégawatts de puissance.

« Quand j’ai vu ça, en 2009, j’ai tiqué, raconte Michel Kuffler, maire -d’Herbitzheim, 1 900 habitants, une des communes voisines. C’était autant qu’un réacteur de la centrale nucléaire de Fessenheim ! » Le dossier qui lui est remis justifie l’implantation de la centrale par un discours misérabiliste – « une région qui n’a pour seule richesse que ses clochers », etc. Michel Kuffler se souvient avoir eu connaissance du projet par un banal articulet dans la presse locale. Ses doutes prennent forme. « Tout ça sentait la -dissimulation. J’ai convoqué une réunion publique d’information. »

L’édile lanceur d’alerte met les pieds dans le plat : des millions de tonnes de rejets polluants par an, la Sarre pompée à raison de 1 100 m3 par heure pour le refroidissement, des rejets en CO2 qui feraient bondir de 15 % le bilan lorrain. Près de 250 personnes assistent à la séance, qu’un huissier enregistre intégralement pour le compte de Direct énergie. « Le signe qu’ils n’étaient pas tranquilles », note le maire. Ce soir de juin, un mouvement citoyen est né. Le maire animera une quinzaine d’autres réunions dans la région.

Cependant, le projet dispose de l’appui massif de la Communauté d’agglomération Sarreguemines Confluences (Casc), qui a mis 40 hectares à la disposition d’Hambrégie. Michel Kuffler est reçu par son président. « Les quelque vingt-cinq embauches promises n’étaient qu’un prétexte. Il ne m’a parlé que d’argent _: 6,5 millions d’euros par an de retombées fiscales pendant plus de vingt-cinq ans. J’ai compris que nous faisions fausse route. »_

Les yeux d’Isabelle Hoellinger, habitante d’Hambach, se dessillent aussi. « À écouter la Casc, c’était la petite centrale dans la prairie ! Des émissions d’oxyde de soufre “si faibles” que la centrale ne polluerait pas plus qu’une cuisinière à gaz ! » La bucolique vue d’artiste présentée par Hambrégie minore grossièrement le volume de l’imposante centrale (56 mètres de haut) : à l’échelle, les feuilles des arbres qui figurent sur le document devraient mesurer deux mètres.

Lors de l’enquête publique, les choses s’enveniment. Les défenseurs du projet cafouillent, évasifs sur les rejets. Gaz polluants et vapeur d’eau du circuit de refroidissement, ça ne ferait pas des bruines acides ? La Casc fait venir deux « experts », car le maire -d’Hambach doute. Ils ne démentiront pas les craintes, et Isabelle Hoellinger découvre qu’ils sont « de simples médecins du travail, nullement toxicologues ! ».

Le contact avec le sénateur de la Moselle, Jean-Louis Masson, enfonce le dernier clou. «De toute façon, ça ne vous regarde pas, vous n’êtes que des riverains”, m’a-t-il dit. J’ai blêmi. » Dans cette région de tradition minière et d’industrie chimique, on est sensible à la qualité de l’air, explique la militante. « La mortalité est de 33 % à 64 % supérieure à la moyenne française pour certaines maladies pulmonaires, circulatoires ou endocriniennes. » Les mobilisations draineront jusqu’à 2 000 personnes dans les rues de Sarreguemines – « Du jamais vu dans un coin aussi calme. »

Juillet 2009, fin de l’enquête publique : le commissaire rend un avis « très défavorable ». « Et le préfet s’assoit dessus, il signe quand même les arrêtés autorisant la centrale ! » Estomaqué, Pierre-Jean Didiot, maire de la ville voisine de Sarralbe (5 000 habitants), interroge les intérêts politiques de l’époque : Stéphane Courbit, l’un des propriétaires de Direct énergie, est alors très en cour à -l’Élysée, avec l’oreille du président -Sarkozy, alors que la concurrence s’ouvre au marché de l’électricité et qu’EDF doit partager le gâteau. La centrale d’Hambach, à proximité immédiate du gazoduc provenant de Russie, pouvait espérer faire la culbute.

Mi-2010, l’ADPSE porte plainte. Dans le dossier, entre autres : un « faux et usage de faux » contre la municipalité d’Hambach, dont une délibération pour l’attribution de terrains à la centrale n’apparaît ni dans les ordres du jour ni dans les comptes rendus des conseils municipaux. Début 2012, le tribunal administratif de Strasbourg donne raison aux plaignants, considérant l’illégalité du plan local d’urbanisme mais aussi l’insuffisance de garanties techniques et financières d’Hambrégie pour mener à bien le projet. « Les services régionaux de l’État, qui ont étudié le projet, auraient dû le retoquer en amont », s’étonne Isabelle -Hoellinger. L’appel puis la cassation interjetés par Hambrégie confirmeront le rejet.

Est-ce un retour à la case départ, dans la perspective d’un nouveau dossier plus présentable, comme l’évoque la presse locale ? Aucun communiqué ni commentaire de Direct énergie. Pour autant, Pierre-Jean Didiot ne croit pas que le projet puisse renaître. « Après avoir été aussi nettement défaits, il ne leur reste que l’ONU ou le pape ! » Plus sûrement, le contexte économique s’est retourné depuis : le prix de l’électricité baisse sur les marchés, et plusieurs centrales à gaz, faute de compétitivité, ont été mises sous le boisseau ces dernières années. « La défaite d’Hambrégie, c’est la conclusion d’un défaut de transparence et de concertation, juge le maire de Sarralbe. Les grands élus locaux ont voulu avoir raison contre la loi et les citoyens. L’ampleur de la mobilisation a montré combien ces derniers font de moins en moins confiance à ces faiseurs d’opinion. »

[^1] Voir Politis n° 1340, 12 février 2015.

Écologie
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