Quelle démocratie sociale ?

Si le fonctionnement du dialogue entre patronat et syndicats connaît des réformes depuis une quinzaine d’années, le Medef garde les cartes en main, et les propositions d’évolution vers plus de justice et de loyauté restent lettre morte.

Ingrid Merckx  • 16 mars 2016 abonné·es
Quelle démocratie sociale ?
© Photo : STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

« Si les salariés savaient… », glisse un syndicaliste consterné. C’est pourtant un secret de polichinelle : le dialogue social est vicié. Pas le principe : « Moyen que se donnent les acteurs pour trouver par eux-mêmes des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent », définit Jean-Paul Guillot, -président de l’association Réalités du -dialogue social [^1]. Pour le site vie-publique.fr, le dialogue social comprend « tous les types de négociation, de consultation ou d’échanges d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs sur des questions présentant un intérêt commun relatives à la politique économique et sociale ».

Mais son fonctionnement est grippé : les négociations réelles, comme celles sur l’avant–projet de la loi -Travail de Myriam El Khomri, semblent bien avoir lieu en amont des négociations officielles, lesquelles se tiennent une fois le texte rédigé. Des deals seraient passés lors de dîners d’initiés. Comme ceux du -Quadrilatère, qui réunit des syndicalistes, des patrons, des DRH et des journalistes pour « parler du social » (voir Politis n° 1324). Ou lors de rendez-vous encore plus confidentiels.

« Pour l’avant-projet de la loi Travail, le gouvernement ne nous a reçus que deux heures ! », s’offusque Éric Aubin, membre de la direction confédérale de la CGT. Pour la forme ? Depuis la « loi Larcher » de modernisation du dialogue social de janvier 2007, le gouvernement doit saisir les partenaires avant de légiférer. Pour la loi Travail, « la phase de dialogue social n’a pas été aussi exemplaire et féconde qu’elle a pu l’être précédemment, a admis le député PS Bruno Le Roux aux Échos, le 7 mars. On le voit dans la réaction des syndicats qui, depuis quatre ans, nous soutiennent pour réformer le pays ». Soit la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC, l’Unsa et les étudiants de la Fage.

Les près de 1,3 million de signataires de la pétition contre l’avant-projet et les 400 000 à 500 000 personnes (selon les syndicats) dans les rues le 9 mars laissent espérer un retrait aux organisations clairement opposées au texte (CGT, Sud, FSU et FO) : les premières mobilisations contre la réforme de la retraite en 2010 ne rassemblaient pas autant. Sentant la contestation monter, Manuel Valls a saisi le 24 février le Conseil économique, social et environnemental (Cese) sur la question du dialogue social. Celui-ci doit rendre son avis avant la fin mai – donc avant le vote définitif de la loi sur la refonte du code du travail.

En 2014, deux membres du Cese, -Françoise Geng (CGT) et Jean-Luc Placet (Medef), avaient déjà rendu un avis… resté lettre morte. Le dialogue social était vecteur de démocratie pour l’une, de compétitivité pour l’autre, mais cet attelage hétéroclite avait trouvé entente. Ils préconisaient notamment le choix d’un lieu neutre pour les négociations (qui se tiennent toujours au Medef), de donner aux syndicats « la capacité de saisir le Défenseur des droits » pour éviter les discriminations qui frappent les syndiqués, mais aussi la reconnaissance de l’engagement militant « comme vecteur de compétences pour le salarié » et des efforts de « formation au dialogue social » des futurs managers.

Comment croire que l’avant-projet de cette loi Travail n’a pas fait l’objet de discussions avant ? Une partie des mesures coïncide avec des propositions de la CFDT, comme le référendum en entreprise, sortie du chapeau par Manuel Valls le 9 mars, ou la surcotisation des CDD un temps évoquée. Sachant que tout repose sur un grand équilibre (« Je te donne ça, tu me donnes ça »), certains craignent que l’avant-projet joue un peu le même rôle que la déchéance de nationalité avec la constitutionnalisation de l’État d’urgence : pendant que l’on s’étripe sur le plafonnement des indemnités de licenciement ou la précarisation du CDI, les négociations se poursuivent sur le front de l’assurance chômage. La convention Unedic arrive à échéance le 1er juillet. Et la -concomitance des deux dossiers laisse imaginer des tractations. « Le Medef exige 190 millions d’économies nouvelles d’ici à quatre ans sur les règles des artistes et des techniciens du spectacle, en plus des économies 2014 et précédentes ! », alerte la CGT-Spectacle dans un communiqué du 11 mars.

Dans son ouvrage de déconstruction des idées fausses, Jean-Paul Guillot rappelle que les « grands-messes » ne sont qu’une petite partie du dialogue social, lequel consiste en majorité en quantité d’échanges, d’accords et de défense des droits entre professionnels. Pourquoi, alors, la « refondation du dialogue social » revient-elle comme un serpent de mer depuis une quinzaine d’années ? Dernière étape en date : voici un an, après l’échec des négociations entre partenaires sur une réforme du dialogue social portée par François Rebsamen, Manuel Valls a repris la main. Le 17 août, la loi « relative au dialogue social et à l’emploi » a été adoptée.

La refondation est portée par la droite : la Confédération générale des cadres (CGC) réclame une meilleure participation des salariés à la gestion de l’entreprise. On se focalise sur la représentativité : 5 % à 7 % des salariés syndiqués. On louche sur les voisins : l’Allemagne, notamment, où, dans les années 2000, les syndicats ont accepté de limiter les revendications salariales pour freiner le chômage. En 2009, ils ont obtenu de réduire les licenciements pendant la crise en échange de mesures de chômage partiel. Dans un rapport intitulé « Reconstruire le dialogue social » (2011), le libéral Institut Montaigne explique que le partenariat social allemand s’appuie sur deux piliers : la forte autonomie des partenaires, qui « disposent du monopole de la négociation des conditions de travail et de rémunération notamment », et la cogestion, « c’est-à-dire la participation des salariés aux côtés des représentants du capital dans les instances décisionnelles ». En France, les négociations sont sous contrôle de l’État, souligne cet institut.

Pour la CGT, l’État doit garantir la loyauté des négociations. Sauf que, « à tous les niveaux de négociation, le patronat a le dessus », déplore la confédération dans ses propositions pour « Construire le code du travail du XXIe siècle ». « Le Medef a le droit de veto sur tout ! », renchérit Éric Aubin. Le syndicat patronal possède la majorité des voix et décide de l’agenda social. « Nous réclamons des réunions pour discuter de nouvelles règles depuis des mois, plaide-t-il. Aucune date n’a été fixée ! » En juin 2014, la CGT a assigné en justice les six signataires de la Convention sur l’assurance chômage pour « déloyauté et manque de sérieux des négociations », qui se seraient tenues en petit comité exclusif dans les couloirs du Medef. Six mois plus tard, elle était déboutée de sa plainte au motif qu’elle n’avait pas pu apporter la preuve de la « déloyauté ».

[^1] En finir avec les idées fausses sur les syndicats et le dialogue social, Jean-Paul Guillot, Éd. de l’Atelier (2015).

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Ces socialistes qui disent non
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