Philippe Martinez : « Une tentative de remise en cause du fait syndical »

Philippe Martinez dresse un premier bilan du mouvement contre la loi El Khomri et analyse l’état du syndicalisme en France aujourd’hui.

Olivier Doubre  et  Vanina Delmas  • 25 mai 2016 abonné·es
Philippe Martinez : « Une tentative de remise en cause du fait syndical »
© Yann Bohac / Citizenside / AFP

Des montagnes de documents sur le bureau ou le coin de la table trahissent l’effervescence du moment, sous l’œil rieur d’un M. Patate moustachu. Mais, dans son bureau niché au dernier étage du siège de la CGT, porte de Montreuil, à Paris, Philippe Martinez prend le temps de s’en « griller une dernière » avant de commencer l’entretien. Décontracté, il répond sans sourciller aux questions de Politis pendant près d’une heure, disséquant avec minutie la nouvelle phase de mobilisation contre la loi travail.

Avant d’aborder le mouvement actuel, la situation pour les salariés, et plus encore pour les représentants syndicaux, est de plus en plus en dure aujourd’hui. Comment la CGT fait-elle face ?

Philippe Martinez : Depuis l’époque -Sarkozy, les représentants syndicaux sont sans cesse pointés du doigt. Mais ils subissent aussi une vraie répression au quotidien, au-delà des affaires les plus scandaleuses comme à Goodyear ou à Air France. Il y a vraiment une tentative de remettre en cause le fait syndical en France, et tout ce qui tourne autour de l’activité syndicale. Ainsi, on voit de plus en plus de salariés que l’on essaie de licencier pour faits de grève. Ce que l’on croit réservé aux dictatures…

De même, dans le conflit actuel, le phénomène des casseurs permet de cibler les syndicats et le fait d’organiser des protestations, surtout dans cette période d’état d’urgence. On nous reproche ainsi les débordements, qui se produisent essentiellement en marge des cortèges, et puis, lorsqu’on prend des mesures pour protéger les défilés, on nous critique à nouveau…

Je dirais donc que, depuis dix ans, le phénomène de remise en cause du fait syndical s’est considérablement aggravé, avec des formes surprenantes, comme le fait d’utiliser la justice. Autrefois, on se contentait de nous licencier. Aujourd’hui, cela se double bien souvent de poursuites judiciaires, avec des condamnations de plus en plus fréquentes. Les conflits du travail vont toujours devant les prud’hommes, mais sont aussi jugés par la justice pénale.

Cela induit-il une baisse de la syndicalisation en France ?

Non, il n’y a pas de baisse de la syndicalisation. Nous en sommes d’ailleurs les premiers surpris car, si on connaît le nombre de nos adhérents, on ne sait pas grand-chose de ceux des autres syndicats et, comme tout le monde, on entend trop souvent parler d’une telle diminution. Or, c’est faux !

Le dernier rapport de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail montre en effet clairement que le taux de syndicalisation ne connaît pas de baisse en France depuis les années 1990. Il se maintient autour de 11 % en moyenne, toutes catégories confondues [^1]. Bien sûr, la multiplication des situations de travail, avec une plus grande diversité des statuts, ne nous est pas favorable à long terme, puisque, évidemment, plus on est précaire, moins on est syndiqué.

Or, comme 80 % des embauches aujourd’hui sont précaires, si cette situation perdure – et je crains que ce soit le cas, malheureusement –, on peut craindre pour l’avenir du syndicalisme français. Ce qui nous a surpris, c’est donc la résistance du taux de syndicalisation jusqu’à aujourd’hui. J’ajoute que cette étude de la Dares montre la continuité des différences déjà anciennes en ce qui concerne l’implantation syndicale. Elle demeure forte dans les grosses entreprises, les services publics, les transports et dans l’industrie – avec une baisse, certes, mais du fait de la désindustrialisation du pays. On note par ailleurs une grande faiblesse dans le commerce, la communication et les secteurs marqués par de nouvelles formes de travail. Même s’il faut signaler que, chez Uber, entreprise que l’on nous présente comme l’emblème de ce qui attend les salariés, le premier réflexe qu’ont eu un -certain nombre de chauffeurs a été de créer un syndicat !

Enfin, 85 % des salariés expliquent que, s’ils ne veulent pas se syndiquer, c’est par peur de la répression. Ce qui constitue une réponse à ceux qui parlent sans cesse de la faible syndicalisation en France.

Pourtant, la mobilisation contre la loi El Khomri est partie d’une pétition en ligne et des organisations étudiantes, et pas spécialement des syndicats…

Je ne suis pas tout à fait d’accord. La mobilisation a été mise en lumière par cette pétition en ligne, qui a récolté plus de 1,3 million de signatures, c’est vrai – et c’est bien ! Mais la CGT a lancé dès novembre 2015 une initiative pour les mois suivants, en ciblant d’ailleurs la seconde quinzaine de mars. On nous l’a même reproché en arguant que nous préparions alors notre congrès [^2]. La pétition a révélé quelque chose, en attirant l’attention sur une mobilisation qui était déjà en germe.

Deux journées de mobilisation ont eu lieu les 17 et 19 mai à l’appel de l’intersyndicale. Est-ce un moyen de remotiver les troupes, ou bien de dissimuler un essoufflement ?

C’est ce que nous avions prévu, mais la mobilisation est passée à une autre phase. Nous en sommes d’ores et déjà à la septième journée d’action. Dès la fin de notre congrès, nous avions décidé, compte tenu de l’attitude fermée du gouvernement, de passer à la vitesse supérieure. C’est-à-dire des assemblées générales avec possibilité de grèves reconductibles – ce que j’ai d’ailleurs expliqué durant mon intervention à Nuit debout le soir du 28 avril.

Il s’agit donc de lutter pour une généralisation des grèves plutôt que pour une grève générale qui tient plus du mythe que de la réalité de la situation des salariés. Ainsi, les cheminots ont décidé de passer à deux journées reconductibles de mobilisation par semaine ; les routiers, qui discutaient depuis un moment, ont décidé d’une grève reconductible depuis le mardi 17 mai au soir ; et il y avait les mêmes débats dans la chimie, chez les dockers et les travailleurs portuaires. On a donc voulu accélérer le rythme cette semaine pour relayer ce qui se passait dans les assemblées générales de salariés.

Le 31 mars a été assez fort, avec plus d’un million de personnes dans la rue – davantage dans la rue d’ailleurs que dans les entreprises. Mais, aujourd’hui, ceux qui tiennent les piquets de grève ne vont pas manifester. Il faut donc appréhender la mobilisation dans son ensemble. Il n’a jamais suffi aux organisations syndicales d’appeler à la grève pour que, tout de suite, tous les salariés se mettent à débrayer. Si c’était le cas, cela se saurait.

Il faut convaincre. Et ne pas oublier que nous sommes dans un contexte économique -difficile : faire grève, c’est perdre de l’argent, pour des salariés dont les fins de mois sont déjà très difficiles.

Enfin, il y a un climat beaucoup plus malsain dans les manifestations, avec des scènes de violence complètement nouvelles, des gaz lacrymogènes, ce qui tend à décourager les gens de s’y rendre.

Tout cela fait qu’il est difficile de continuer à mobiliser, surtout quand cela fait déjà deux mois que le mouvement dure, face à un gouvernement qui demeure inflexible.

Les mobilisations restent tout de même -inférieures à celles de 2010 contre la réforme des retraites. Et Nicolas Sarkozy n’avait pas cédé…

En 2010, tous les syndicats étaient unis, même la CFDT, l’Unsa et la CGC. Pour la loi travail, nous sommes partis divisés et les mobilisations en pâtissent forcément, car les salariés veulent que les syndicats se mettent d’accord. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Mais je pense que, si Sarkozy a été battu à l’élection présidentielle, c’est en partie à cause du mouvement contre cette réforme. Là, c’est la première fois qu’il y a une telle mobilisation sous un gouvernement de gauche. Même si aucune mobilisation ne ressemble à une autre, on ne peut qu’observer la continuité politique.

Face à ces mouvements d’un type nouveau, comme Nuit debout ou d’autres, n’êtes-vous pas appelés à réfléchir pour diversifier les formes de mobilisation ?

Certainement. Même si c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire concrètement ! Nous n’avons pas critiqué Nuit debout, bien au contraire. Nous avons simplement dit qu’il ne s’agissait pas du même phénomène que celui des Indignés espagnols, qui, lui, était né directement de la faiblesse du mouvement social espagnol, et qui, pour une bonne part, rejetait vivement toutes les formes d’institutions, y compris syndicales.

En France, Nuit debout a émergé le 31 mars, à la suite du mouvement social, au soir de la première grande manifestation interprofessionnelle. Nous sommes prêts à répondre dès qu’on nous demande notre avis : c’est ce que j’ai fait place de la République, le 28 avril au soir, dans le cadre de l’assemblée générale de Nuit debout. À ma connaissance, La CGT est d’ailleurs la seule organisation syndicale à y avoir été invitée. Ensuite, pour ce qui est des relais et des alternatives politiques, qui sont nécessaires, ce n’est pas de notre ressort…

Vous avez déclaré que la CGT condamnait toutes les violences (des policiers comme des casseurs). Pourquoi avoir équipé le service d’ordre syndical de matraques télescopiques ou de battes de baseball lors de la manifestation du 17 mai ?

La semaine précédente, les camarades du service d’ordre avaient été agressés, et quinze d’entre eux s’étaient retrouvés à l’hôpital avec le nez cassé ou le crâne fendu à cause de jets de pavés ou de bouteilles en verre. Quelques personnes – et je ne fais pas d’amalgame avec les jeunes qui veulent changer le monde – nous ont massacrés. Nous avons donc décidé de nous défendre, car la police ne le faisait pas. Il y a une défaillance des ordres donnés à la police qui participe de cette ambiance délétère.

Je suis pacifiste, mais ceux qui viennent nous taper dessus ne connaissent pas Gandhi, et nous ne nous laisserons pas frapper sans réagir. Je veux casser l’idée que la CGT arrive en manifestation avec un service d’ordre composé de « gros bras ». C’est péjoratif, car ce sont des militants qui travaillent le matin et défilent l’après-midi devant la banderole, en première ligne. Là, nous étions vraiment dans une situation d’urgence, donc il nous fallait des personnes expérimentées pour gérer ces individus, mais nous réfléchissons à mieux nous organiser et à nous diversifier. Un service d’ordre mixte, par exemple, est une bonne idée.

Comment voyez-vous vos camarades -syndicalistes de la CFDT ? Considérez-vous, comme beaucoup, qu’ils sont désormais du côté du patronat ?

J’apprécie beaucoup les militants CFDT de l’entreprise Smart ! Tout comme ceux qui viennent manifester avec nous depuis le début du mouvement. Cela dit, on le sait bien, ils ne sont pas majoritaires au sein de leur confédération. Celle-ci a des positions très éloignées des nôtres sur la loi travail. C’est son problème !

Je remarque juste que, dans un sondage récent sur le syndicalisme en France, 69 % des sympathisants de droite déclarent que leur syndicat préféré est la CFDT, et un peu plus de 30 % de sympathisants du Front national (quand, pour la CGT, ils sont environ 15 %, tant à droite qu’au FN). En revanche, parmi les sympathisants du PS, la CGT arrive largement en tête.

En gros, la différence entre nous et la CFDT est qu’elle pense qu’avec la crise économique actuelle on peut aménager les choses pour faire en sorte que cette crise frappe le moins possible les salariés. Nous, nous pensons qu’il faut se battre pour mettre en œuvre des alternatives, et non opter pour de pâles aménagements. C’est la grande différence entre eux et nous. Du coup, ils sont capables d’adopter le même positionnement vis-à-vis d’un gouvernement de droite, comme pour les retraites en 2010, qu’avec ce gouvernement dit « de gauche » pour la loi travail…

Le secrétaire général de Force ouvrière, Jean-Claude Mailly, demandait l’organisation d’un référendum sur la loi travail. Que propose la CGT ?

J’imagine mal François Hollande faire un référendum en ce moment. Nous préférons proposer un système de votation citoyenne parmi les salariés, dans les services publics, les écoles, à la fac… Nous sommes d’ailleurs en train de définir la période.

Ensuite, il y a une manifestation nationale prévue le 14 juin. Puisque le gouvernement ne demande pas leur avis aux citoyens, nous, nous le ferons.

[^1] « La syndicalisation en France. Des salariés deux fois plus syndiqués dans la fonction publique », Dares analyses n° 025, mai 2016.

[^2] Qui s’est tenu à Marseille du 18 au 23 avril. Cf. notre article dans Politis n° 1399, du 14 avril 2016.

Politique Travail
Temps de lecture : 11 minutes

Pour aller plus loin…

Dans le Nord, l’écologiste Marie Toussaint tente de lier fin du monde et fin du mois
Politique 21 mars 2024 abonné·es

Dans le Nord, l’écologiste Marie Toussaint tente de lier fin du monde et fin du mois

La tête de liste des Écologistes pour les européennes est venue assister au procès en appel des victimes de la pollution de la fonderie de Metaleurop et a rencontré un agriculteur de la région. Marie Toussaint tente tant bien que mal d’imposer ses thèmes.
Par Lucas Sarafian
« La question du partage du travail fait son retour »
Entretien 20 mars 2024

« La question du partage du travail fait son retour »

Le sondage réalisé par l’Ifop pour Politis révèle qu’une très large majorité de Français seraient favorables à l’instauration de la semaine de 4 jours, à 32 heures payées 35 heures, dans le public comme dans le privé. Décryptage par Chloé Tegny, chargée d’études sénior de l’institut.
Par Michel Soudais
La semaine de 32 heures en 4 jours, l’idée que plébiscitent les Français
Enquête 20 mars 2024 abonné·es

La semaine de 32 heures en 4 jours, l’idée que plébiscitent les Français

Derrière la semaine de quatre jours se cachent, en réalité, de nombreux paramètres. Si elle ne s’accompagne pas d’une réduction du temps de travail, tout indique qu’elle s’avérerait une fausse bonne idée.
Par Pierre Jequier-Zalc
Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice
Travail 20 mars 2024 abonné·es

Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice

Jemaa Saad Bakouche a perdu son compagnon, victime d’un accident sur un chantier en 2019. Malgré plusieurs manquements soulevés par l’inspection du travail et la justice, le chef d’homicide involontaire n’a pas été retenu par les juges. Elle a décidé de se pourvoir en cassation.
Par Pierre Jequier-Zalc