Tafta : La loi des lobbys

Le texte révèle le caractère particulièrement déséquilibré des discussions.

Erwan Manac'h  • 4 mai 2016 abonné·es
Tafta : La loi des lobbys
© MACDOUGALL/AFP

Greenpeace a mis un terme à trois années de secret, lundi 2 mai, en révélant des documents confidentiels de négociation pour l’accord de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis (Tafta). Dans un anglais juridique constellé d’annotations entre crochets, le texte confirme la plupart des inquiétudes concernant ce projet d’accord, qui vise à mettre à bas les réglementations perçues comme des freins au commerce. Il révèle également le caractère particulièrement déséquilibré des discussions. « Ce qui m’a surpris, c’est la brutalité des positions des États-Unis », observe Yannick Jadot, eurodéputé EELV, spécialiste du Tafta.

Les États-Unis tentent notamment d’imposer aux Européens que toute nouvelle réglementation fasse l’objet d’une « étude d’impact » préalable, répondant à des critères économiques. Un paradis de technicité pour les lobbys des multinationales, particulièrement puissants aux États-Unis. Ceux-ci auraient également une place de choix dans un futur « organisme de coopération réglementaire » chargé de ­travailler à l’harmonisation des règles du commerce (sans pouvoir législatif).

Dans plusieurs secteurs (automobile, cosmétique, chimie…), l’Union européenne et les États-unis tentent d’échafauder un principe de « reconnaissance mutuelle ». À défaut de rendre absolument identiques les réglementations, objectif inatteignable, chaque partie reconnaîtrait les lois de l’autre comme valables sur son propre sol. « La Partie importatrice doit accepter les mesures sanitaires et phytosanitaires de la Partie exportatrice […] si elle démontre qu’elle comporte un niveau de protection approprié », prévoit ainsi le texte dans son volet consacré à l’agriculture. On est loin du principe de précaution, qui permet, en Europe, de bloquer la ­commercialisation d’un produit lorsqu’il existe un doute sur sa nocivité. Aucune mention de ce principe fondamental ne figure d’ailleurs dans les 248 pages de documents confidentiels révélés par Greenpeace Pays-Bas. On ne retrouve pas non plus la notion d’« exception générale » qui permet aux nations de « réguler le commerce » pour « protéger la vie, la santé des humains, des animaux et des plantes » depuis l’accord du Gatt signé en 1947.

Concernant les « tribunaux arbitraux », l’une des mesures les plus antidémocratiques du projet d’accord, les négociations sont au point mort. Afin de « fluidifier » les échanges commerciaux, le Tafta doit en effet créer une justice supranationale animée par des « experts ». Elle doit permettre aux entreprises étrangères d’attaquer un État lorsqu’elles estiment que leur business est compromis, par exemple par une nouvelle loi. C’est l’arme ultime des lobbyistes, car la simple menace de poursuites suffit souvent à dissuader les pouvoirs publics d’adopter une nouvelle réglementation. Face à la pression des parlements nationaux, les Européens ont révisé fin 2015 leur proposition, sans convaincre pour le moment les États-Unis.

Le document montre de façon crue de nombreux autres points de blocage des négociations. Les États-Unis veulent forcer les Européens à coopérer sur le transfert des données numériques – question ultra-sensible depuis le scandale des écoutes de la NSA – en échange d’une libéralisation des télécommunications. Ils refusent de reconnaître les appellations géographiques contrôlées – en particulier concernant les vins.

Les Européens, eux, tentent d’arracher une libéralisation toujours plus grande des marchés américains, notamment concernant la finance, davantage réglementée outre-Atlantique depuis la crise de 2008. Ils se battent également pour obtenir l’ouverture des marchés publics, qui permettrait aux ­Veolia, Suez, Alstom et consorts de se positionner sur le marché américain. Ils font face au refus catégorique des États-Unis. « Ils ont raison !, tranche Yannick Jadot. L’Europe est la seule entité économique régionale à avoir l’ouverture des marchés publics par défaut. »

En somme, « ces documents confirment que, sur les questions les plus sensibles, nous sommes très loin d’un accord », décrypte Mathilde Dupré, spécialiste des traités de libre-échange à l’Institut Veblen. Les négociations patinent. Et le calendrier officiel, tablant sur une conclusion avant la fin de l’année, semble donc intenable. Le collectif Stop Tafta, qui réunit 74 organisations et 146 comités locaux contre ce projet de traité, reste pourtant en état d’alerte. L’accord de libre-échange avec le Canada, le Ceta, bien moins connu que le Tafta bien que tout aussi inquiétant, est en phase de ratification au niveau européen et pourrait s’appliquer partiellement dès 2017, avant même sa signature par tous les États membres.