Un festival de résistances

De la Roumanie au Brésil, deux belles réflexions sur la fidélité à soi-même. La suite du « Journal de Cannes » de Christophe Kantcheff.

Christophe Kantcheff  • 25 mai 2016 abonné·es
Un festival de résistances
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Baccalauréat, de Cristian Mungiu (Compétition)

Le début de Baccalauréat est d’une rigueur très expressive. Près d’un immeuble, un trou est en train d’être creusé par quelqu’un qu’on ne voit pas tant il y est enfoncé. Puis on entre dans un appartement où une pierre, lancée de l’extérieur, vient atterrir après avoir cassé un carreau. Un personnage pénètre dans la pièce, sort, cherche qui a pu commettre ce geste, marche un instant, quand le passage d’un train bouche son horizon et sa recherche. Le décor de la Roumanie que Cristian Mungiu va nous montrer est posé.

Le film de Maren Ade, Toni Erdmann, présenté en début de festival, se déroule également en Roumanie, avec pour axe central, comme chez Mungiu, le rapport père-fille. Mais, chez Maren Ade, les ­personnages se situent du côté des nouveaux dominants de la ­Roumanie, alors que, dans Baccalauréat, on côtoie ceux qui subissent. En outre, le film ­allemand fait rire à gorge déployée, tandis que celui-ci est oppressant.

L’intrigue : à Cluj, une petite ville de Transylvanie, des parents souhaitent que leur fille lycéenne parte étudier en Angleterre, où elle bénéficiera d’une bourse. À une condition : obtenir 18/20 à toutes les épreuves du baccalauréat, qu’elle s’apprête à passer. Or, elle est agressée à la veille de l’examen, auquel elle ne peut donc se rendre dans de bonnes conditions. Pour garantir à sa fille les résultats requis, la seule solution qui s’offre à son père, Romeo (Adrian Titieni) – par l’intermédiaire d’un ami policier –, est de recourir à une manœuvre illégale. Or, Romeo, médecin respecté, a toujours été un homme intègre.

S’il s’est tenu jusqu’alors en dehors de ces magouilles, Romeo a cependant perdu ses illusions sur son pays. Avec sa femme, il est revenu au moment de la chute de Ceausescu, croyant aux promesses de la révolution. Mais sa vie est restée difficile, malgré les efforts consentis. C’est ainsi qu’il justifie auprès de sa fille l’écart qu’il s’apprête à commettre vis-à-vis de sa morale pour garantir son avenir, qui ne peut avoir cours qu’ailleurs. L’amour est la motivation de ce reniement de lui-même.

De son côté, la jeune fille, Eliza (Maria Dragus), hésite devant la perspective de cet exil. Son père porte ses espoirs de vie meilleure par procuration. Or, à Cluj, elle aime un garçon. Et elle n’est pas certaine que la triche dont elle bénéficierait soit réellement anodine. En outre, elle découvre que son père a une maîtresse, celui-ci lui apparaissant alors comme un traître.

À l’image des petits intérieurs qu’habitent les personnages et qui ne les protègent pas des dangers du dehors, ou des ­quartiers ­désolés où semble planer une menace, la société que filme ­Cristian Mungiu est piégée, enfermée dans une nasse. On ne cesse d’être en quête d’une connaissance « serviable » pour se sortir d’un mauvais pas, alors qu’en réalité le service rendu compromet encore ­davantage.

Quelle marge de manœuvre existe-t-il en Roumanie pour un comportement fidèle à une éthique ? Faut-il partir à l’étranger ou tenter de vivre en fonction de ses aspirations dans son pays ? Cristian Mungiu met en scène des dilemmes douloureux qui se posent différemment à une génération, celle de Romeo, qui a abandonné le combat, et à une autre, celle d’Eliza, qui ne sait pas encore si elle doit se battre.

Baccalauréat est un film complexe, intense, et qui ne cherche surtout pas à en mettre plein la vue.

Aquarius, de Kleber Mendonça Filho (Compétition)

Assistant à la projection officielle d’Aquarius, du Brésilien Kleber Mendonça Filho, à laquelle les journalistes pouvaient se joindre, j’ai été agréablement impressionné par la façon dont l’équipe du film a profité de l’extraordinaire caisse de résonance que constitue le Festival de Cannes pour contester le nouveau pouvoir en place au Brésil, lequel a manœuvré pour faire tomber Dilma Rousseff.

Dans leur costume noir avec nœud papillon ou leur robe d’apparat, acteurs, actrices, collaborateurs et le cinéaste lui-même ont brandi des pancartes affirmant « We will resist » ou dénonçant l’illégitimité du gouvernement. Il faut dire que le nouveau ­président par intérim, Michel Temer, lui-même soupçonné de corruption, n’a pas perdu de temps pour décider de supprimer le ministère de la Culture. Excellente idée…

Voilà qui donnait, en préambule de la projection, une incontestable note politique qui se retrouve dans le film. Aquarius raconte en effet l’histoire d’une femme très distinguée d’une soixantaine d’années, Clara (Sonia Braga), qui continue d’habiter l’immeuble où elle vit depuis toujours, alors que tous ses ­voisins l’ont déserté

Cet immeuble à l’architecture particulière, ­l’Aquarius, situé dans un quartier huppé de Recife, le long de l’océan, est la cible de promoteurs immobiliers, dont les projets sont entravés par la résistance de Clara. Celle-ci doit faire face à un harcèlement sournois, notamment organisé par un jeune loup de la société immobilière, dont le sourire doucereux dissimule mal le mépris et les méthodes perverses.

Au cours d’une scène cathartique, Clara, qui est issue de la bourgeoisie mais traverse sans peine toutes les classes sociales, assènera ses quatre vérités à ce nouveau profiteur typique du « manque d’éducation » qui, selon elle, caractérise l’élite…

Si cet aspect du film n’est pas négligeable, là n’est pas tout à fait son centre. Car la contestation du lieu de vie de Clara va aussi susciter chez elle comme un retour sur son existence, ses souvenirs, la femme et la mère qu’elle a été et qu’elle est aujourd’hui.

Mais encore avant cela, parce que ce personnage est entièrement investi par Sonia Braga, Aquarius est un formidable hymne à la comédienne. Elle est de tous les plans, et éblouit chacun d’eux par la grâce de son jeu et sa beauté. Quand le cinéma semble dévolu à ne promouvoir que les charmes de la jeunesse, Aquarius, à la faveur du regard que porte sur elle Kleber Mendonça Filho, chante la splendeur d’une comédienne qui a passé la soixantaine – la même qu’avait Ingrid ­Bergman à cet âge – et cela aussi est un acte politique.

La sensualité de Sonia Braga, et par là celle de son personnage, la rend désirable à l’écran comme certaines de ses consœurs de quarante ans ses cadettes. Pourtant, Clara a subi trente ans plus tôt un cancer du sein, avec ablation intégrale, que le film ne cache pas. Cette atteinte à son corps ne lui enlève rien de sa féminité. La scène de sexe qui unit Clara à un bel amant tarifé est l’une des plus voluptueuses que l’on ait vues à Cannes, avec, dans un tout autre genre, la sodomie mortuaire chez Guiraudie.

Du personnage de Clara, le cinéaste montre aussi qu’elle est restée fidèle à elle-même, à sa fierté, à sa droiture, à son amour pour son mari mort dix-sept ans plus tôt. L’amitié qu’elle porte à Ladjane (Zoraide Coleto), la femme qui vient faire le ménage et la cuisine chez elle, n’est pas feinte, elle est aussi réciproque. Bien qu’intransigeante, Clara est curieuse des autres, bienveillante envers ses enfants et ses petits-enfants. S’est établi autour d’elle comme un cercle ouvert de gens d’âges différents et de toutes conditions, généreux et de bonne volonté. Clara est comme un point de convergence, indépendante et sûre, une reine démocratique, elle qui a une inclination pour le groupe Queen.

« We will resist », disaient les pancartes de l’équipe du film avant la projection. Contre la vulgarité du capitalisme ou contre les malheurs de la vie, Clara est une formidable figure de résistante.

Cinéma
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