« De nos frères blessés », de Joseph Andras : Un meurtre d’État

Dans son premier roman, _De nos frères blessés_, Joseph Andras raconte la condamnation à mort de Fernand Iveton.

Christophe Kantcheff  • 1 juin 2016 abonné·es
« De nos frères blessés », de Joseph Andras : Un meurtre d’État
© Photo12/AFP

Au regard d’une scène littéraire compassée et conventionnelle, la décision de Joseph Andras de refuser le prix Goncourt du premier roman ne pouvait passer inaperçue. Nous avons déjà évoqué les raisons de l’auteur – « La compétition, la concurrence et la rivalité sont à mes yeux des notions étrangères à l’écriture et à la création », a-t-il expliqué – et l’incompréhension subséquente du milieu médiatique qui a transformé le lauréat en suspect (cf. Politis n° 1404).

Mais cette « affaire » ne doit pas reléguer le roman au second plan. De nos frères blessés est une belle œuvre de littérature qui revisite un épisode peu glorieux pour la République française : la condamnation à mort en 1957 d’un militant du Parti communiste algérien, Fernand Iveton, qui pourtant n’a jamais tué personne.

Pour raconter cette histoire, déjà bien documentée même si encore méconnue, Joseph Andras s’est attaché au couple que formait Iveton avec sa femme, Hélène, déployant ce qu’une grande histoire d’amour, car tel fut le cas, contient de romanesque – même si, comme il est dit dans le livre, « la lutte contraint l’amour au profil bas ». En même temps qu’il retrace le parcours infernal qui a mené Fernand Iveton de son arrestation à son exécution, l’auteur pénètre sa personnalité, sa sensibilité, ainsi que celles de sa femme, ce que seule la littérature permet.

Au gré de brefs flash-back, on assiste donc à la rencontre de Fernand et d’Hélène, dans la Marne. Le premier a été envoyé en métropole pour raison médicale ; la seconde s’est arrachée jeune à un père violent, ouvrier agricole d’origine polonaise, se mariant précocement puis divorçant, après avoir donné naissance à un fils. Une rapide attirance électrise la jolie blonde aux yeux bleus, fière et indépendante, et le garçon trapu au teint mat qui n’avait jusque-là connu que les faubourgs d’Alger, né d’un père de l’Assistance publique et d’une mère espagnole disparue très tôt. Ces deux-là se sont miraculeusement trouvés, et ne se quitteront plus, Hélène suivant Fernand pour aller vivre en Algérie.

Mais la première visée du texte est ailleurs. Il s’agit de déplier les circonstances qui ont rendu possible la mise à mort de Fernand Iveton, dont l’engagement dans la lutte armée a toujours été dominé par ce principe : « Il condamnait, aussi moralement que politiquement, la violence aveugle, celle qui frappe les têtes et les ventres au hasard, corps déchiquetés aux aléas, coup de dés, la sordide loterie quelque part dans une rue, un café ou un autobus. »

C’est pourquoi Iveton a repéré dans l’usine où il travaille un local désaffecté, où il est en train de placer une bombe quand il est arrêté. Joseph Andras raconte ensuite par le menu un processus classique alors en Algérie. C’est d’abord la torture – cette Question révélée en 1958 par Henri Alleg –, des séances terribles que l’auteur décrit avec précision. Puis la détention dans la prison de Barberousse. Enfin, la justice d’exception, qui prononce la mort au terme d’un procès à l’issue certaine.

Le récit de ce sinistre engrenage atteint une efficacité impressionnante, le réalisme à l’œuvre étant servi par une langue précise, sans fioritures. Sans affaiblir son texte, l’auteur ne recule pas devant un certain didactisme, pour rappeler, par exemple, les massacres de Sétif de 1945 ou la position du Parti communiste, qui, tout en soutenant le peuple algérien dans son combat pour l’indépendance, n’appelait pas à la lutte armée.

La fin prend une dimension à la fois tragique – l’incompréhension d’Iveton poussé vers la mort, le soutien impuissant d’Hélène – et pathétique, avec la lâcheté des politiques qui laissent commettre un meurtre d’État. Joseph Andras signe là un premier roman implacable.

Littérature
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