Le temps libre : tout un programme

A l’occasion des 80 ans du Front populaire, Politis publie un hors-série anniversaire disponible en kiosques actuellement, dont nous vous proposons ici un deuxième extrait.

Marion Fontaine  • 14 juin 2016 abonné·es
Le temps libre : tout un programme
© Photo d'illustration : AFP.Photo texte : STR / AFP.

L’instauration des congés payés va de pair avec la mise en oeuvre d’une audacieuse politique d’émancipation par les loisirs, le sport et la culture.

Le Front populaire relève de la légende dorée de la gauche. Temps de conquêtes sociales, il s’incarne souvent dans le souvenir des premiers congés payés et dans l’image des « salopards en casquette » dévalant les plages, au grand scandale de la bourgeoisie la plus conservatrice. On aurait tort de croire que cette conquête du temps libre, permise en particulier par les deux grandes lois accordant 15 jours de congés payés à tous les salariés et réduisant la durée hebdomadaire du travail à 40 heures, se réduise à ce genre d’anecdotes. L’une des plus grandes originalités du Front populaire n’est pas seulement d’avoir démocratisé le temps libre, mais aussi de l’avoir pensé et d’avoir voulu donner à tous les moyens de se l’approprier.

Les gouvernants du Front populaire, Léon Blum au premier chef, et toutes les organisations qui les entourent, sont persuadés en effet qu’il ne suffit pas d’instituer le temps libre ; il faut aussi permettre aux travailleurs d’en acquérir la maîtrise, pour qu’il devienne un véritable temps d’émancipation. À l’échelle gouvernementale, c’est tout l’enjeu du sous-secrétariat d’État à l’Organisation des -loisirs et des sports, confié au jeune député de l’Avesnois Léo Lagrange, et qui suscite l’ire des conservateurs, moins parce qu’il traite de culture, de loisirs et de sports que parce qu’il en fait un objet de préoccupation publique Cette démocratisation se traduit par le soutien apporté au camping et aux Auberges de jeunesse ou par ces billets de chemin de fer à tarif réduit (les fameux « billets Lagrange »), qui, s’ils ne permettent pas encore une massification des vacances, alimentent déjà le désir et étayent la volonté de partir.

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Léo Lagrange

Léo Lagrange demeure l’une des figures les plus emblématiques du Front populaire. Titulaire d’un poste inédit – le sous-secrétariat d’État à l’Organisation des loisirs et des sports –, le jeune ministre (tout juste 36 ans) sait aussi faire preuve d’une grande intelligence politique. Il impulse et coordonne les multiples initiatives associatives qui éclosent durant cette période, des Auberges de jeunesse aux clubs de loisirs. Il parvient surtout à donner à sa politique une véritable signification, en concevant le temps libre comme un levier d’émancipation dans une société démocratique. L’ambition n’est ni médiocre ni dépourvue de courage.

Léo Lagrange meurt sur le front en 1940. Comme le dira Léon Blum en 1942, cet exemple « prouve que l’on a pu donner pendant de longs mois toute sa foi et toute son énergie à une œuvre comme celle de l’organisation des loisirs et des sports et avoir tout de même conservé en soi quelques vertus héroïques ». M.F.

Au-delà du tourisme et de l’œuvre propre de Léo Lagrange, tous les secteurs de la vie culturelle sont concernés. Les premières nocturnes sont organisées au Louvre, alors que Jean Perrin inaugure le Palais de la découverte et que le Musée des arts et traditions populaires ouvre ses portes. Tandis que sous l’impulsion du ministre de l’Éducation nationale, le radical Jean Zay, les linéaments d’une véritable politique scientifique se dessinent, s’esquissent ailleurs les premiers traits d’une véritable politique sportive, soucieuse d’encourager la pratique de masse, ou encore les premières formes d’aide publique au livre et à la création radiophonique. Alors que se transforme le rapport entre travail et loisirs, le culturel se trouve intégré dans le glossaire de la gauche, dans une acception large, qui comprend aussi bien le folklore que le théâtre populaire, le sport que le cinéma.

Cette floraison d’initiatives, comme marquée par un sentiment d’urgence – tant de choses à faire et si peu de temps pour y parvenir –, n’a rien du fait du prince. Le mouvement du Front populaire se nourrit aussi de l’action d’une multitude d’organismes et d’associations comme les Auberges de jeunesse, qui, encouragés par Léo Lagrange, multiplient alors les innovations. Certains de ces organismes saisissent l’occasion pour élargir, au moins pour un temps, leur champ d’action : qui pourrait imaginer aujourd’hui la CGT organisant des voyages tout en finançant Jean Renoir, qui tourne alors La Marseillaise, hymne au peuple révolutionnaire de 1789 et à celui de 1936 ? Une partie de ces associations gravitent autour d’un PCF qui, en même temps qu’il s’incorpore à la gauche, abandonne la défense d’une culture spécifiquement prolétarienne pour célébrer la culture humaniste et républicaine. Paul -Vaillant-Couturier en est un symbole qui, dans une activité débordante, se fait tour à tour initiateur de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), de la Fédération musicale populaire, des associations Radio-Liberté et Ciné-Liberté ou encore de la Fédération populaire des sports aéronautiques.

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Il y a bien du didactisme dans ces fêtes et ces initiatives, bien du désir « d’élever » le peuple et de développer la « bonne » culture, les « bons » loisirs. Mais on y perçoit aussi une vraie sensibilité aux formes neuves de la culture de masse, à la radio et au cinéma, au cyclisme comme à la chanson. À l’heure où le gouvernement, appuyé sur les rapports minutieux du Conseil national économique, veille à la signature de quelque cinq mille contrats collectifs, il s’intéresse en même temps à la possible popularisation du ski ou de l’avion et laisse Jean Gabin fredonner, dans La Belle Équipe, « Quand on se promène au bord de l’eau »… C’est dans cette superposition que tient le Front populaire, dans cette métamorphose d’un front antifasciste d’abord strictement défensif en un vaste mouvement de réintégration sociale et culturelle des masses.

L’erreur ultérieure de la gauche a sans doute été de vouloir reproduire un événement par nature non reproductible, au moins dans les mêmes termes. Elle a aussi été « d’oublier » la principale réussite de ce moment, c’est-à-dire cette transformation simultanée du travail et du temps libre, qu’on ne retrouve par la suite que sous l’aspect de continuations éclatées (les politiques culturelles, la réduction du temps de travail, etc.). C’est pourtant dans cette articulation que gît le sens du Front populaire. Une façon « d’amuser la démocratie », comme le lui reproche à l’époque un journal conservateur ? Peut-être. Mais, en « amusant » ainsi la démocratie, il matérialise sans doute l’une des ambitions les plus fondamentales, et les plus sérieuses, de la gauche.

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Attac : un certain héritage

Créée en 1998, l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) se réclame légitimement de la tradition de l’éducation populaire. Elle diffuse une vision plurielle de l’économie, résolument critique du néolibéralisme, à travers des ouvrages et des chroniques (la plupart des chroniqueurs économiques de Politis sont membres du conseil scientifique d’Attac), des notes et des rapports. Attac publie également un bulletin trimestriel au titre évocateur : Les Possibles. Façon de signifier qu’Attac est aussi une force de propositions. Mais sa pédagogie est parfois une pédagogie en action. L’association prend part à des manifestations qui s’inscrivent dans l’actualité. En avril 2016, Attac a participé à un « comité du rire » raillant une conférence du gratin de la finance sur… l’éthique et à une manifestation du collectif Stop Tafta (le grand traité transatlantique), interrompant musicalement un séminaire du Medef. L’éducation populaire vit avec son temps… D.S.

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