Tout au bout de la langue

Dans Les Amours Chino, roman en vers, Christian Prigent poursuit le récit sexué et carnavalesque d’une vie inspirée de la sienne.

Christophe Kantcheff  • 20 juillet 2016 abonné·es
Tout au bout de la langue
© John FOLEY/Opale

« De la musique avant toute chose », disait Verlaine. C’est bien cela que dispense le nouveau livre de Christian Prigent, Les Amours Chino. De la musique, mais pas d’onctueux sirop ni de sage mélodie : du tumulte, de la fureur punk, du free-jazz ou, terme plus adapté mais impropre, de la free-poetry. Qu’on en juge : « L’oisellerie rit au-dessus des ocelles/Truitées (non saumon ni iris mais le son/Pointillé sur des dermes d’ocre âcre qu’elle/Aura débouillassés de frais des étrons/Vachards) va, chair avare et bois aux aisselles… »

L’ensemble est cependant très structuré : ce sont près de trois cents poèmes rimés composés de trois quatrains. Comme Chêne et Chien, de Raymond Queneau, Les Amours Chino est un roman en vers à tendance autobiographique. Il fait suite aux Enfances Chino (POL, 2013), comme le précise un avertissement, qui donne la direction : « Dévalée -d’adolescence à sénescence dans les épingles casse-gueule des passions grandes et petites. Exclamation rétro–éberluée pas loin de la ligne d’arrivée : “Ah, nos amours !” »

Chino est en effet un grand amoureux. Voici quelques-uns des titres de chapitres : « Chino paradisiaque », « Chino une manche et des belles », « Chino à sa dame », « Chino et Éros (le souillon) » ; « Chino surpris par l’amour »… Peu de sentiment éthéré. Le corps y a toute sa place, dans son entier, y compris ce qu’il sécrète. Mais pas seulement : la politique ou la métaphysique aussi. Dans « Chino Mao », un « camarade » est interpellé à propos de drolatiques mots d’ordre ou autocritiques à consonances sexuelles. Et on entre dans « Chino professeur de métaphysique » avec ces vers : « Ce qui me fait bander ne regarde que/Moi ce qui me fait bander me re/Garde regarde-moi ce qui me/Fait regarder me fait bander ce/Qui me fait bander fait du vide en/Moi… »

Comme « l’amour tord la vie », le verbe est soumis à une désarticulation. Les vers de Christian Prigent multiplient les enjambements et les allitérations, détricotent non seulement la langue pour la retisser sans patron, mais désorganisent aussi la lecture afin de trouver de nouveaux sens, de nouveaux sons. Complexe, référencée, rigolote et carnavalesque, la poésie de Christian Prigent, dans ces Amours de Chino, raconte une vie de dégringolade (la « sénescence ») avec une énergie inouïe. Mais on n’est pas sûr que Chino aille plus mal avec le temps qui passe. Car le bougre résiste : « La nuit en rêve dans des églogues/De vases de gadoues de paniques/De patauge en auges soues ou gogues/Cagués d’amour ô mort je te nique… »

Littérature
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