Catalogne : la guerre des nerfs

Après la grande manifestation de dimanche, les partisans de l’indépendance affirment leur détermination. Nous vous proposons ici une version longue de l’article paru dans le dernier Politis (N° 1419).

Denis Sieffert  • 15 septembre 2016 abonné·es
Catalogne : la guerre des nerfs
© Photo : PAU BARRENA/AFP.

La Catalogne, c’est une vieille histoire. Carles Puigdemont ne manque pas de le rappeler à ses hôtes. Il est le 130ème président du gouvernement de Catalogne, la « Généralité » – la Generalitat, en Catalan -, héritier républicain d’une lignée qui remonte au 14e siècle. Et depuis janvier dernier, le nouvel élu siège dans le superbe palais de la place Sant Jaume de Barcelone, un bâtiment de style gothique qui date de la fin du Moyen-Âge. Ici, les rappels historiques ne sont jamais fortuits. Ils enracinent la revendication d’indépendance dans une très ancienne tradition. « La Généralité est antérieure à la constitution espagnole », souligne, l’air de rien, Carles Puigdemont. Car voilà la grande affaire : le conflit avec Madrid. En recevant des journalistes français (1), le président du gouvernement autonome entend bien faire passer le message de l’autre côté des Pyrénées. « Nous sommes déterminés, dit-il, à tout faire pour parvenir à l’indépendance, parce qu’il n’y a plus d’autre alternative ». « Tout faire » ? Pas vraiment, car Carles Puigdemont exclut un quelconque recours à la violence. Les Catalans se veulent « pacifiques » et « légalistes ».

Mais, si le Président de la Généralité privilégie le scénario d’une séparation négociée avec Madrid, il n’écarte pas une deuxième hypothèse, celle d’une rupture unilatérale, infiniment plus problématique. Car Madrid ne cesse d’invoquer la constitution espagnole pour contrer la moindre velléité d’indépendance. La plaie la plus douloureuse date de 2010, lorsque le tribunal constitutionnel a taillé en pièces un statut d’autonomie renforcée pourtant accepté en 2006. « Nous avons tout essayé, et nous avons échoué », commente Carles Puigdemont pour préparer ce qui serait une proclamation unilatérale. Pour les indépendantistes, c’est l’extrême rigidité de Madrid qui radicalise les positions. Pour l’historien Joan B. Culla, cela s’explique en partie par la survivance d’un personnel politique et administratif issu du franquisme : « N’oublions pas que Franco est mort dans son lit, et que la dictature n’a pas été chassée par un soulèvement populaire ».

À partir de 2010, il a donc fallu que la revendication d’indépendance descende dans la rue. Le 10 juillet, un million de Catalans avaient manifesté à Barcelone. Ils étaient deux millions, le 11 septembre 2013, pour la Diada, la fête nationale, à former sur 400 kilomètres, du nord au sud de la Catalogne, une immense chaîne humaine. « Ce n’est plus une question politique, estime Raül Romeva, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement catalan, qui nous reçoit avec le Président, c’est l’affaire de tout le monde, de la droite à la gauche radicale ». C’est d’ailleurs une coalition droite-gauche – « Junts Pel Sí » (« Ensemble pour le oui ») – associée aux anticapitalistes de la Candidatura d’Unitat Popular (CUP), qui a remporté l’an dernier les élections régionales avec 47,8% des suffrages exprimés.

Une alliance fragile qui vient tout juste de se renouer. Peut-être sous la pression de la rue. Car, l’exaspération est à son comble. « Le peuple se sent humilié », dit Raül Romeva. Un sentiment aggravé en novembre 2014, lorsque le procureur général d’Espagne a engagé des poursuites pénales contre Arturo Mas, le prédécesseur de Carles Puigdemont, accusé d’avoir organisé une consultation « illégale » sur la question de l’indépendance. Un référendum qui avait dégagé une très forte majorité (80,7%) en faveur de la sécession, mais avec une faible participation de 40%. C’est ce dernier chiffre qui permet aux opposants d’affirmer que l’indépendance n’est pas majoritaire.

Aujourd’hui, l’impasse juridico-constitutionnelle est totale. Devant nous, Carles Puigdemont a beau affirmer « nous sommes en train d’obtenir un État indépendant », la voie paraît étroite. Certes, ce ne sont pas les bonnes raisons qui manquent. En premier lieu, cette injustice fiscale qui prive la Catalogne du droit de collecter l’impôt. Un droit qui est reconnu au Pays Basque. Résultat, la riche Catalogne, avec ses 7,5 millions d’habitants, son PIB égal à celui de la Finlande, et son taux de chômage, élevé (18,6%) mais inférieur de cinq points à celui de l’Espagne, s’estime flouée par le pouvoir central. Raül Romeva juge la réversion insuffisante pour assurer toutes les missions dévolues par le statut d’autonomie (éducation, santé, police, et une partie des infrastructures routières). « Avec l’indépendance, dit-il, il s’agit de résoudre des questions pratiques, et de répondre à des besoins ». « Voilà pourquoi l’indépendance est inévitable ». Par avance, Carles Puigdemont veut désamorcer une accusation très répandue dans l’opinion espagnole. Celle de l’État riche qui ne veut pas payer pour les pauvres : « Nous nous sentons toujours très concernés par l’Espagne », dit-il.

Mais il n’y a pas que cela. La montée en puissance de la revendication indépendantiste se nourrit aussi de préoccupations plus anciennes, linguistiques et identitaires. La plupart des Catalans veulent que leur langue soit la langue officielle. Mais les intellectuels comme les représentants de la société civile sont très soucieux de lever les ambiguïtés autour des questions d’identité et de nation. « Notre revendication n’a pas la moindre connotation ethnique, affirme avec force le journaliste Josep Maria Marti Font, la seule question pour nous, c’est où est le droit et qui a le pouvoir ». Le philosophe Josep Ramoneda souligne qu’un million et demi d’habitants de la Catalogne sont des étrangers. Et les autorités s’enorgueillissent de vouloir accueillir quelque trois mille réfugiés. Une offre qui, pour l’heure, se heurte au veto de Madrid. Carles Puigdemont lui-même insiste sur « le mélange des populations » : « C’est ce qui donne à notre peuple cette solidité ». C’est un souci très partagé parmi les indépendantistes, et maintes fois exprimé devant des journalistes français : le nationalisme catalan ne se veut surtout pas xénophobe. Et l’hostilité à l’égard de Madrid résulte de l’intransigeance du pouvoir central.

Pour être très vivante, la revendication d’indépendance n’est pas pour autant unanime, loin s’en faut. Il y a même des opposants irréductibles comme l’économiste Ferran Brunet pour qui les indépendantistes sont surtout des « anarcho-communistes » et les « anti » des « Catalans normaux ». Pour lui, « c’est un défi à l’état de droit ». « La sécession, conclut-il, n’aura pas lieu ». Le grand patronat est également hostile, au contraire de la plupart des PME. Et la gauche politique est partagée. Si les Verts et la CUP se prononcent clairement pour l’indépendance, la plate-forme constituée autour de Podemos est favorable à un référendum d’autodétermination, mais reste divisée en son sein sur la réponse à apporter. L’un de ses députés au Parlement catalan, Lluis Rabell, met en garde : « N’accréditons pas l’idée que l’indépendance, c’est le bonheur ». Pour cette gauche née du mouvement des Indignés, en 2011, la question de l’indépendance ne transcende pas la question sociale. Les syndicats, UGT et Commissions ouvrières, ont une position similaire. Ils se prononcent également pour un référendum, sans donner de consigne sur le fond.

En vérité, les indépendantistes sont très convaincants sur le « pourquoi » de leur démarche, après des années de rebuffades, mais ils le sont moins sur le « comment ». Ils se promettent de franchir le pas dans l’année qui vient. Mais ils n’éviteraient pas une confrontation avec Madrid dont on ne sait pas où elle pourrait mener. Ils ne pourront pas compter non plus sur l’Union européenne. C’est un paradoxe. Ils se proclament volontiers « européïste », mais ils inquiètent les grandes capitales européennes, à commencer par Paris, qui redoutent un effet de contagion. Surtout après le Brexit et la tentative du Parti national écossais d’obtenir une reconnaissance de Bruxelles. Le délégué de la Catalogne en France, Marti Anglada i Birulés, s’échauffe rapidement quand la question lui est posée : « Il n’y absolument aucun intrusion de notre part en Catalogne française ». Même si l’un de nos interlocuteurs reconnaît qu’il a deux amours : le FC Barcelone pour le football et l’Usap, le club de Perpignan pour le rugby…

Finalement, plutôt qu’une controverse juridique, l’affaire va se jouer dans le rapport de force. La forte mobilisation de dimanche, pour la Diada 2016 (800 000 manifestants au total dans la région) montre que beaucoup de Catalans y sont prêts. D’autant que la tension risque encore de monter d’un cran prochainement si, comme c’est probable, la justice espagnole engage des poursuites contre la présidente du Parlement catalan, Carme Forcadell, « coupable » d’avoir permis l’adoption d’une « feuille de route » indépendantiste. Mais l’issue dépendra aussi de la résolution de la crise espagnole. L’Espagne est aujourd’hui un pays sans majorité et sans gouvernement. Et on se dirige tout droit vers une troisième consultation. Un bon score de Podemos pourrait au moins favoriser l’organisation du référendum d’autodétermination. Mais ça ne serait que la moitié du chemin. Le député du PSOE Catalan, Ferran Pedret I Santos pose une question dérangeante : « Que ferait-on des Catalans qui ne veulent pas de l’indépendance ? Que ferait-on de moi ? ».

(1) Un groupe de journalistes français, qui a accompagné une mission d’observation de l’Iris, a été reçu des élus catalans et des représentants de la société civile.

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