La femme qui ne voulait pas jouer

Dans Le Silence de Molière, la fille de l’illustre dramaturge sort de l’ombre pour dire ce qu’une vie dévorée par la scène a de monstrueux.

Christophe Kantcheff  • 28 septembre 2016 abonné·es
La femme qui ne voulait pas jouer
© Photo : Pascal Victor/ArtComArt

Un jeune homme (Loïc Mobihan) sollicite une entrevue avec Esprit-Madeleine Poquelin, la fille de Molière et d’Armande Béjart. La pièce dans laquelle il entre est nue. Aucun accessoire sur scène, sinon un poste de radio anachronique d’où sort la voix de Michel Bouquet, le narrateur, qui vient d’introduire la situation. Le décor est à l’image de l’âme de la femme qui habite ici, âgée alors d’une quarantaine d’années : vide et froid.

Apparaît Ariane Ascaride en Esprit-Madeleine, tout de blanc vêtue, comme immaculée de la vie qu’elle n’a pas eue. Elle a la voix distanciée, désincarnée. La première parole que lui adresse le jeune homme est d’une violence inouïe. Son existence ne l’intéresse pas. Il veut qu’elle lui parle de son père.

Mis en scène par Marc Paquien, Le Silence de Molière, qui a l’origine n’est pas une pièce mais un dialogue imaginé par Giovanni Macchia, spécialiste de l’auteur de L’Avare, ressemble moins à un interrogatoire qu’à une foudroyante catharsis. Esprit-Madeleine est pleine de mots qu’elle n’a jamais prononcés, des mots incandescents qui l’ont consumée de l’intérieur.

Elle dit combien elle a rejeté le théâtre, auquel toute l’existence de ses parents était vouée, et qui eut si tôt la peau de son père, mort en jouant quand elle n’avait pas encore 8 ans. « Le théâtre comique est cruel », s’écrit-elle : ce qui fait souffrir dans la vie réelle – comme la jambe boiteuse d’un comédien ou les discordes familiales – provoque, transposé en fiction, le rire sur scène. Elle dénonce les rivaux de Molière, ces beaux esprits qui ont pris garde de ne pas s’exposer, comme Racine, les dévots qui l’ont persécuté, ou tous ceux qui l’ont envié, trahi… et calomnié. Car Esprit-Madeleine est aussi marquée du sceau de l’infamie, celui de l’inceste, la rumeur faisant d’Armande Béjart la fille de son propre mari.

Il émane de cette pièce quelque chose de monstrueux. Comme si Esprit-Madeleine Poquelin cristallisait la part maudite du théâtre quand celui-ci prend la forme d’un ogre dévorant. Comme si elle personnalisait le sombre tribut inhérent au génie subversif. Avoir été, envers et contre tous, le grand Molière, sa fille sait ce qu’il en coûte : sa vie a été sacrifiée. Elle est « un personnage non réalisé », dit-elle en une terrible formule : elle fut incapable, enfant, d’interpréter le rôle que lui avait dédié Molière dans Le Malade imaginaire.

Ce texte, secoué d’amour filial et d’une violente amertume, Ariane Ascaride le porte admirablement. Le spectateur est atteint par cette pièce remarquable, poussé à s’interroger sur sa propre responsabilité, lui qui, admirateur vorace ou consommateur indifférent, est trop souvent enclin à oublier le prix que payent les artistes engagés sans concessions dans leur art. Le Silence de Molière résonne puissamment.

Le Silence de Molière, Théâtre de la Tempête, Paris XIIe, jusqu’au 16 octobre. 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr

Théâtre
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