Sécurité : Changer de stratégie

Et si les mesures sécuritaires faisaient le jeu de Daech ? Et si la lutte contre le terrorisme passait au contraire par plus de droits et plus de justice ?

Ingrid Merckx  et  Pauline Graulle  • 28 septembre 2016 abonné·es
Sécurité : Changer de stratégie
© Photo : Erick GARIN/AFP

Les politiques sécuritaires seraient-elles non seulement inefficaces contre le terrorisme mais également contre-productives ? C’est ce qui commence à se dire au sein de démocraties éprouvées par des attentats. « Le sécuritaire sert ceux qui nous frappent », alerte le politologue Jean-François Bayart le 15 juillet dans Libération. « Les États-nations occidentaux sont aujourd’hui devenus des États de sécurité nationale, dont l’obsession s’étend, au-delà du seul terrorisme, à l’immigration, à l’ultra-gauche anticapitaliste, aux lanceurs d’alerte… »

Face au terrorisme, le sécuritaire est présenté comme un mal nécessaire. À quel prix ? Un peuple sur écoute, comme l’a révélé Edward Snowden ; la proposition de déchéance de nationalité en France ; la confiscation des biens des réfugiés au Danemark ; des bombardements par drones au Moyen-Orient ; la prohibition de l’immigration à la frontière mexicaine ou en Méditerranée. Les démocraties tombent dans le piège tendu par Al-Qaïda puis Daech : la politique sécuritaire alimente le jihad. En outre, « elle n’a pas évité les attentats, qui n’ont jamais été aussi nombreux depuis 2001. Elle n’a pas tari le vivier des jihadistes », déplore encore Jean-François Bayart.

En octobre 2013, un rapport du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) sur la « prévention de la radicalisation », signé Yann Jounot, ex-préfet des Hauts-de-Seine, critiquait le tout–sécuritaire. Et c’était avant l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. Le 17 février 2016, les directeurs de deux services de renseignements, Patrick Calvar (DGSI) et Bernard Bajolet (DGSE), lui emboîtaient le pas en déclarant que la réponse sécuritaire ne suffisait pas. Le 1er septembre, Yann Jounot a pris ses fonctions de coordinateur national des renseignements. Est-ce le signe d’une inflexion politique ? Et si l’heure était venue de (re) définir une politique de sécurité ?

Qu’est-ce que la sécurité ?

« La sécurité est ailleurs », clame l’Appel des appels, qui organise deux journées sur ce thème les 30 septembre et 1er octobre à Paris. « Le contexte est celui d’un climat d’insécurité lié au terrorisme salafiste et jihadiste, mais aussi de peurs liées à la paupérisation et à la prolétarisation », estime le psychanalyste Roland Gori, un des initiateurs du mouvement. Parmi les facteurs de radicalisation, le rapport Jounot pointait « des vulnérabilités découlant de la crise économique, perte de repères, exposition croissante aux messages que délivrent les médias et aux opportunités offertes par Internet ». Pour Roland Gori, « la sécurité, c’est la garantie de pouvoir s’exprimer librement sans craindre la menace et la violence des autres. On navigue en permanence entre liberté et destruction. Mais il faut distinguer sentiment d’insécurité et sécurité réelle ».

Le sociologue et philosophe Raphaël Liogier [^1] met les pieds dans le plat : « Nous vivons dans une société post-industrielle hyper-sécurisée ! Nous n’avons jamais connu autant de sécurité : physique, morale, sanitaire. Du coup, le moindre risque est représenté comme une catastrophe. Et les nouvelles formes -d’attaques terroristes diffusées par nos nouveaux médias de masse décuplent la terreur collective. » Alors que les chiffres sur l’évolution de la sécurité en France restent stables. « Comme les images sont produites sans distance, les fantasmes se répandent à la vitesse de l’éclair. Dans une Europe nostalgique de sa puissance impériale, une partie de la population ne se reconnaît plus dans l’ensemble. C’est l’angoisse des petits nombres. »

Pour Roland Gori, « les jihadistes sont les enfants du chaos. Nous avons fabriqué nos propres monstres. Comme il n’y a plus de contre-pouvoir face à l’hégémonie néo-libérale, les terrorismes et théofascismes – populistes, nationalistes, racistes ou islamo-fascistes – fonctionnent comme des révolutions conservatrices ».

Quels sont les risques du sécuritaire ?

« Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à aliéner des libertés pour notre sécurité ? », demandait Patrick Calvar, après que son collègue -Bernard Bajolet avait lâché : « Nous n’avons pas pu éviter les attentats du 13 novembre 2015 ni les attaques du Radisson Blu à Bamako ou du Cappuccino à Ouagadougou. » « La vidéosurveillance, à Nice, n’a pas protégé qui que ce soit »,souligne aussi Adrienne Charmet, porte-parole de La -Quadrature du Net, association de défense des droits et des libertés sur Internet.

La sécurité n’est pas née avec les attentats. C’est une obsession depuis trois siècles, rappellent l’historien Sébastien-Yves Laurent et le professeur de droit Bertrand Warusfel [^2]. « L’évanescence des frontières, les conséquences de la libre circulation et la trans-nationalisation de certaines menaces poussent les États vers une interopérabilité et une coopération accrues, tout comme elles incitent à l’utilisation grandissante de technologies de surveillance […]_. La réforme de leurs moyens et de leur doctrine de renseignement pose donc aux États de difficiles questions tant pour le respect des règles démocratiques que vis-à-vis du principe de souveraineté. »_

« Cela fait vingt ans qu’on produit des lois, sans qu’on soit mieux protégés, tempête Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)_. Le gouvernement a fait passer une nouvelle loi antiterroriste en prorogeant l’état d’urgence au mois de juillet. Nous n’arrivons plus à sortir des dispositifs d’exception. »_

« L’état d’urgence – contesté par une commission parlementaire – n’a rien à voir avec la lutte antiterroriste,souligne Adrienne Charmet. On est entrés dans un État d’exception permanent qui n’est pas efficace. » Selon Raphaël Liogier, l’état d’urgence ne sert à rien, sinon à dire que « nous ne sommes pas en sécurité ». « Il n’accroît pas la sécurité objective, mais accentue le ciblage identitaire, nous prive d’informateurs et engendre d’autres frustrations. » Avec un risque de dérives à l’américaine ? « La surveillance de masse est inefficace contre le terrorisme, car elle produit des comportements d’autocensure et conduit à beaucoup d’erreurs », estime Adrienne Charmet. Faut-il par exemplesupprimer des messageries comme Telegram, utilisée par les jihadistes ? « Absurde ! Des millions de gens l’utilisent. Ce serait comme dire qu’il faut interdire les camions blancs au lendemain des attentats du 14 Juillet. Et supprimer les outils de communication des terroristes rendrait plus compliquées l’investigation et l’infiltration. »

Si parler de risque totalitaire est prématuré, la dérive autoritaire se confirme : « Avec l’affaire du burkini, c’est la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un Premier ministre remet en cause une décision du Conseil d’État,explique Raphaël Liogier. Manuel Valls a réagi contre l’instance qu’il est censé diriger. Il outrepasse son pouvoir. »

Mettre le paquet sur le renseignement

« À l’inverse de l’agitation sécuritaire, qui donne l’impression qu’on fait des choses, le travail le plus efficace est discret, insiste Françoise Dumont. Il faut une meilleure coordination des services de renseignement, au niveau européen notamment. Ensuite, affiner le fichage “S”, car on y trouve aussi bien des terroristes en puissance que des militants écolos ! Il faut aussi mieux prévenir la délinquance de droit commun, car les radicalisés qui passent à l’acte ont tous un parcours de délinquant “ordinaire”. » « La sécurité, ce serait mettre le paquet sur le renseignement », estime aussi Raphaël Liogier, effrayé à l’idée qu’on puisse être assigné à résidence sans raison. « À l’heure actuelle, le droit n’est pas un garde-fou suffisant. »

Et quel contrôle des services de renseignements ? Interne ? Parlementaire ? Judiciaire ? Juridictionnel ? Administratif ? Citoyen ?

Que faire des jihadistes ou des personnes radicalisées sortant de prison ?

De déradicalisation, il est question depuis plusieurs années. Aujourd’hui, sortent de terre des centres dédiés qui posent question : contestation du terme, remise en cause du volontariat ou de la pertinence de regrouper les concernés… En juin, le député républicain Éric Ciotti a déclaré qu’il fallait enfermer « les individus à risque en centre de rétention ». C’est-à-dire combien de personnes ? Et combien de temps ? L’ombre de Guantanamo plane. « Enfermer les individus à risque revient à vouloir enfermer potentiellement tous ceux qui ont des problèmes de fractures narcissiques ou identitaires », avertit Raphaël Liogier.

S’attaquer aux racines du mal

« Les mesures sécuritaires sont impuissantes sur les racines du mal. Il faut comprendre pourquoi une jeunesse perdue se trouve tentée par tout ce romantisme noir », soutient Roland Gori. « On a besoin d’une société solidaire, de laquelle les gens ne se sentent pas rejetés »,complète -Françoise Dumont.

La socialiste Barbara Romagnan est l’une des six députés (sur 557) à avoir voté contre la prolongation de l’état d’urgence en novembre 2015, estimant que le nombre de lois anti-terroristes était suffisant et que « ce serait dangereux pour notre cohésion sociale » : « On ne peut pas conjurer une menace mondiale avec des mesures nationales. Et puisque la menace risque de durer, il faut des mesures de fond, des réponses politiques et sociales qui rassemblent la société, comme instaurer le droit de vote des étrangers, mettre en place le récépissé lors des contrôles de police, rapprocher la police de la population, prendre soin des victimes des attentats et des victimes collatérales d’interventions des forces de l’ordre. »

Pour Raphaël Liogier, Daech ne remet pas en cause notre niveau de sécurité objective : « Dix mille policiers supplémentaires n’y changeront rien. La vraie sécurité suppose un travail en amont. » Il propose un observatoire des identités plurielles. « S’il existait, on n’aurait pas eu l’affaire du burkini, on pourrait désamorcer la radicalisation. » Roland Gori enfonce le clou : « La sécurité d’un pays est consubstantielle de la confiance en ses institutions. Et la confiance repose sur de l’éducation, de l’information, de la justice, du soin, et sur la capacité à produire des idéaux. » Paradoxalement, le jihad produit du rêve et de l’espoir. « Nous devons y opposer une alternative. Le sécuritaire offre des solutions techniques à des problèmes sociaux quand les réponses sont humaines et politiques. Il faut lutter par plus de démocratie et de justice. » Et non par moins.

[^1] La guerre des civilisations n’aura pas lieu, CNRS éditions.

[^2] Transformations et réformes de la sécurité et du renseignement en Europe, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel, Presses universitaires de Bordeaux.

Société Police / Justice
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La sécurité contre le sécuritaire
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