Alain Guyard, le philosophe tout terrain

Dans une grotte, une prison, un champ… Partout où il passe, le philosophe Alain Guyard donne un coup de pied dans la fourmilière de la pensée pour démolir les préjugés et les codes sociaux. Le film, La Philosophie vagabonde, sorti le 5 octobre, le suit dans ses pérégrinations.

Vanina Delmas  • 13 octobre 2016 abonné·es
Alain Guyard, le philosophe tout terrain
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Comment pouvez-vous résumer ce documentaire ?

Alain Guyard : Vagabonder, le verbe du titre, résume très bien l’esprit du film car j’arrive dans des lieux où les gens ne s’attendent pas à voir de la philosophie apparaître, où ils ne s’attendent pas à philosopher eux-mêmes. Puis je les laisse se balader avec la matière philosophique dans leurs lieux de vie professionnel, privé, dans leurs rêveries… La philo a ce pouvoir de ne pas être une compétence culturelle limitée à un certain style de vie ou de bonhomme. La philo se promène « par saut et gambade » comme disait Montaigne.

Dans le film ou dans les médias, beaucoup de qualificatifs sont utilisés pour vous décrire. Philosophe forain, passeur, décapeur de pensée, bonimenteur. Un peu gourou aussi ?

A.G. : Je ne peux pas devenir un gourou car j’ai choisi de reprendre une pratique de la philosophie traditionnelle, empruntée à Socrate : l’ironie. Je ne suis pas du tout dans la posture du savant, du conférencier. Je déboule en fabricant un personnage forain, bonimenteur, camelot, déconneur qui boit des canons et envoie des vannes à la Coluche. Je tiens à ce que les gens ne soient pas dans une position passive, de réception d’un enseignement alors je m’efface devant les auteurs, je travaille à ma propre ridiculisation pour qu’ils aient vraiment l’espace de l’exercice de leur pensée. Mais j’utilise toujours les auteurs classiques et toujours des pensées contradictoires pour éviter qu’il y ait un maître à penser qui émerge. Je donne cette matière là pour que les gens s’en emparent vraiment et ne se contentent pas de briller en société en citant du Platon.

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Comment êtes-vous arrivé à pratiquer la philosophie ailleurs que dans les lycées ou les amphis de fac ?

A.G. : J’ai été professeur de philo en lycée et en fac pendant quinze ans, et même chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Puis j’ai commencé à faire de la philo dans les bistrots, chez moi, dans le sud-est de la France. Un jour, une nana qui bossait en prison m’a demandé si ça me tenterait de faire la même chose en prison. De fil en aiguille, j’ai fait de plus en plus de philo avec des adultes et j’ai adoré !

Parallèlement, je me suis lancé dans l’écriture de romans, de pièces de théâtre. Je n’arrivais plus à tout mener de front alors j’ai quitté l’Éducation nationale. Je tourne partout où on m’appelle mais il faut que les gens soient vraiment motivés. Dans le mot philosophie, il y a la notion de « désir de la sagesse ». Si les gens m’appellent pour consommer de la culture, dans un rapport passif attentiste un peu blasé, et qu’ils ne veulent pas prendre de risques intellectuels, cela ne m’intéresse pas.

Votre méthode de travail repose essentiellement sur le long terme et la patience.

A.G. : Quand les gens sont vraiment intéressés, je leur demande de m’accorder un mois de réflexion. S’ils sont toujours là au bout d’un mois, je prends le temps de correspondre avec eux pour comprendre leurs problématiques. J’adapte ensuite mon langage, mes vêtements et les auteurs aux situations. Je n’aime pas faire du one shot mais généralement, je demande à ne pas revenir plus d’une fois tous les trois mois pour que ça décante, que le désir reste présent et que ça ne devienne pas une routine. Lors des rencontres, je parle pendant environ 45 minutes et le reste, c’est de la tchatche, des débats pendant lesquels les gens s’emparent des auteurs et des concepts. Ils bricolent la pensée et moi je cours derrière en essayant de leur fournir les références.

Changer le regard qu’on a sur ces lieux isolés ou insolites a-t-il été un argument déterminant pour vous convaincre d’être filmé par Yohan Laffort ?

A.G. : Il avait déjà réalisé un documentaire sur les paysans de l’Aveyron dans lequel il montrait que ce n’était pas qu’une terre agricole mais aussi un espace social et politique. Il a également réalisé un film dans des villages de la Creuse qui manquaient de médecins et qui ont été en chercher en Roumanie ou à Madagascar. Il a fait se confronter ces deux mondes avec beaucoup de sensibilité. L’humanité pour les gens « normaux » et l’envie de montrer que le politique se forme aussi dans ces lieux étaient deux arguments primordiaux pour moi. Pour La philosophie vagabonde, il a montré que la philosophie peut émerger dans ces endroits pas vraiment pensés comme des territoires de culture.

Vous travaillez aussi avec des centres de formation pour les puéricultrices ou les travailleurs sociaux. Comment la philosophie peut-elle les aider dans leur quotidien et leur rapport aux autres ?

A.G. : Les assistantes sociales par exemples sont toujours avec des profils de personnes hors normes. Leur problème réside dans le fait qu’elles sont censées les faire entrer dans des cases de l’administration, des cases normatives. Je leur répète sans cesse : « Arrêtez d’imaginer que vos problématiques sont sociales. Si la personne dont vous vous occupez a un problème social, c’est certainement parce que, avant, à côté, autour – et vous ne le voyez pas -, il y a un problème psychiatrique ou économique ou d’addiction, médical. Et vous pensez pouvoir le traiter par une case sociale ? » Il faut les décentrer pour qu’elles soient capables d’entendre une parole singulière alors qu’elles sont requises pour faire entrer des gens dans des cases qui sont celles de la normalité. La philo peut les aider à entreprendre ce travail sur elles-mêmes.

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Et en prison, quels thèmes abordez-vous ?

A.G. : C’est plutôt facile de trouver les problématiques à traiter avec les détenus. Dans leur vie, toutes les problématiques sont viscérales, notamment le rapport métaphysique au temps. Si j’en parle à un mec qui s’est pris quinze ans et à qui il reste six mois, il saura en parler parce qu’il l’a vécu de l’intérieur : il a vécu le temps lent, le temps qui s’accélère, le temps qui se répète… Il sait ce qu’est le temps bref quand il retrouve sa femme au parloir et ce qu’est le temps long lorsqu’il lui reste six mois et qu’il trouve qu’ils sont aussi longs que les quinze ans qu’il vient de passer. Quand je vais arriver avec Bergson qui explique l’existence d’un temps long et d’un temps bref, ils vont tout piger. Les questions philosophiques les travaillent de l’intérieur mais ils n’ont pas spécialement les concepts ou les auteurs, donc je suis là pour leur donner.

Est-ce un engagement politique ?

A.G. : Absolument. Nous sommes en démocratie, nous dit-on, mais je trouve étrange que des gens soient privés de visibilité et de débat. J’estime qu’il est de mon devoir politique de raconter au dehors ce qui se passe dedans. Ce sont des citoyens, leurs paroles ont autant droit d’exister que les nôtres. Même chose dans les hôpitaux psychiatriques ou les zones rurales. J’adore aller dans des petits patelins dans lesquels les abrutis considèrent que la philo ne peut pas avoir lieu. C’est un racisme de classe abject.

Que représente la philosophie aujourd’hui ?

A.G. : Pour moi, la philosophie c’est être à l’affût, conscient, en clin d’œil au « aware » de Jean-Claude Van Damme. Ce n’est ni une chose liée à une institution scolaire comme le bac, ni liée à un penseur surplombant qui a une œuvre comme Onfray. Ce ne sont pas les cafés-philo qui sont des marqueurs sociaux pour des urbains qui veulent montrer qu’ils sont connaisseurs de Freud et de Marx. Ce doit être avant tout une disposition existentielle par laquelle, d’un coup, tu as tous tes sens en éveil car tu as compris que tu es entré dans une ligne de danger, que ta vie est en jeu, d’une façon ou d’une autre.

Une sorte d’insurrection intellectuelle ?

A.G. : Je suis anarchiste. Pour moi, c’est contre le capital qu’il faut lutter et ce n’est pas l’État qui défendra l’intérêt général. Je ne fais pas de prosélytisme mais je pense que nous assistons à une fin de civilisation : l’effondrement du système capitaliste, la crise écologique, la crise sociale, culturelle, de migration… S’il y a une crise de civilisation, il y a aussi une crise des idées de la civilisation donc il faut penser du neuf. En allant dans ces lieux-là, j’ai l’impression de redonner l’autonomie intellectuelle nécessaire aux gens pour repenser le monde à neuf. Je fais une action éminemment politique et révolutionnaire, au sens que nous sommes dans un moment de rupture.

Le rôle des philosophes en 2016 est-il d’être considérés comme des experts par les médias ?

A.G. : Sartre était le dernier intellectuel total. C’est-à-dire qu’il avait une vision, un avis sur tout dans les années 1970. Puis la deuxième vague autour de Deleuze et Foucault a cassé cela en affirmant que nous sommes plutôt dans un monde fragmenté, dans lequel il n’y a que des singularités. Aujourd’hui, le philosophe doit être un spécialiste de quelque chose. Deleuze travaillait sur la question du pli. C’est une petite chose mais il sera par exemple cité par Surf magazine. Ils feront le lien avec le pli de la vague par lequel les surfeurs entrent. Cela ne veut pas dire que la philosophie capitule. Cela signifie que désormais la philo doit penser singulier et non plus total. Mais je m’interdis de citer les auteurs après Foucault et Deleuze, c’est-à-dire après les années 1990. La vraie question est : qui reste-t-il comme philosophes depuis la mort de Deleuze et Foucault et que font ces nouveaux philosophes ? Font-ils du singulier ou du dérisoire ? Je ne peux pas répondre, je n’ai pas la distance suffisante pour savoir si ce ne sont que des bêtes médiatiques ou des gens dans le prolongement de cette exploration.

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