Ceta : Le Québec se braque contre les fossiles

Le Ceta ouvre l’Union européenne aux entreprises canadiennes, qui font le forcing pour exporter des hydrocarbures. Au Québec, elles se heurtent à une opposition citoyenne sans précédent.

Patrick Piro  • 12 octobre 2016 abonné·es
Ceta : Le Québec se braque contre les fossiles
© Photo : Patrick Piro

Ratification de l’accord de Paris sur le climat, promesse d’une taxe carbone : les annonces du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, bien qu’en rupture radicale avec la politique de son prédécesseur, Stephen Harper, auront fait jaser les associations écologistes, les communautés autochtones et les élus locaux. « Les beaux discours, c’est pour l’international, car, à la maison, c’est une autre chanson ! », résume Jacques Tétreault, l’un des animateurs du Regroupement vigilance hydrocarbures Québec. Car le Canada, qui vise 30 % de réduction de CO2 émis en 2030 par rapport à 2005, ne renie en rien l’offensive du pays dans les énergies fossiles depuis une décennie – pétrole, gaz naturel, gaz de schiste, sables bitumineux… Défendant que l’économie ne doit pas être sacrifiée à l’environnement, Ottawa autorisait fin septembre la construction d’un gazoduc et de deux terminaux de liquéfaction pour l’exportation du gaz canadien via la Colombie-Britannique.

Ce double langage a été dénoncé en boucle lors du Forum social mondial (FSM) de Montréal, en août dernier. Devant une salle éberluée, Melina Laboucan-Massimo, de la Première Nation Cri [^1], expose le saccage environnemental de l’exploitation des sables bitumineux du nord de l’Alberta, dont cette province canadienne est le champion mondial. « Nous vivons au cœur de la zone. Les autorités ferment les yeux devant les intoxications. Nos communautés seront éteintes dans quelques années. »

Et l’Alberta envisage un doublement de la production d’ici à 2020. Comment évacuer ces flots d’huile lourde ? Le projet d’oléoduc de l’énergéticien TransCanada vers la côte pacifique a été barré par la justice : les communautés autochtones locales n’ont pas été consultées. Le tracé sud par les États-Unis (Keystone XL) a été recalé par Obama sous la pression écologiste. Dernier atout de TransCanada : la façade Atlantique par Énergie Est, le plus démesuré des oléoducs nord-américains – soit 1,1 million de barils par jour.

Mais, pour cela, il faudra traverser tout le Québec. Et, là aussi, c’est la levée de boucliers. Car le tracé chemine le long du Saint-Laurent, artère vitale où se concentre 80 % de la population de la province et l’essentiel de son économie, dont l’agriculture. Les menaces sur l’eau cristallisent les craintes, car les fuites d’oléoducs ne sont pas rares. Fin juillet, un écoulement a privé d’eau potable 60 000 personnes dans la province de Saskatchewan pendant plusieurs jours. Chantal Savaria sourit au défi de TransCanada d’intervenir sous 13 minutes sur Énergie Est. Quand bien même, calcule l’hydrogéologue, près de 100 000 personnes seraient affectées dans les quatre heures si le déversement avait lieu dans la région de Montréal.

François Hollande, VRP du pétrole au Canada

En novembre 2014, François Hollande se rend en visite au Canada. Tradition gaullienne, la France se doit de poser d’abord le pied au Québec pour raviver la flamme de la passion historique. Émoi dans la Belle Province : le Président a mieux à faire, il file direct en Alberta, bras dessus, bras dessous avec le très conservateur Premier ministre, Stephen Harper, l’un des dirigeants les plus climato-sceptiques de la planète.

Incroyable numéro de funambule, à un an de cette COP 21 dont Hollande a fait tant de gorges chaudes : il est en mission pétrolière. Objectif : soutenir Total, « qui réalise actuellement en Alberta son plus gros investissement au monde » dans l’exploitation des sables bitumineux – et avec des techniques « respectueuses de l’environnement », ose-t-il. S’il se garde de diatribes climatiques envers son hôte, c’est que le VRP des fossiles a des ambitions pour Saint-Pierre-et-Miquelon, territoire français au débouché du golfe du Saint-Laurent, dont Paris convoite le pétrole des fonds marins – source de conflit avec Ottawa. Un mois plus tard, François Hollande s’arrêtera sur le minuscule archipel pour y appuyer le projet d’un port en eau profonde « où le pétrole canadien sortant du fleuve pourrait être transbordé dans des pétroliers à Saint-Pierre ».

Au regard des enjeux du Ceta, cet affairisme canadien de l’hiver 2014 prend toute sa ­signification.

Le gouvernement provincial a beau avoir imposé des conditions draconiennes à TransCanada, le gouvernement fédéral peut lui forcer la main au nom d’intérêts stratégiques supérieurs. Et l’Europe serait parmi les destinataires du pétrole albertain. Lors du dernier FSM, Jacqueline Blavet, d’Attac France, soulignait la logique des multinationales des fossiles, canadiennes entre autres. « Si l’accord de libre-échange Canada-Union européenne entre en vigueur, elles pourraient imposer aux États membres leurs projets – prospection, exploitation, exportation… » Martin Poirier, l’un des meneurs de la mobilisation québécoise à Rimouski, rapporte le « forcing -considérable » de TransCanada auprès du Parlement européen pour empêcher qu’il frappe d’interdit écologique de futures importations de pétrole de sable bitumineux.

En avril 2015, 25 000 opposants à Énergie Est marchent dans Québec, une performance à l’échelle de la province. Plus de 150 comités citoyens se sont créés le long du tracé théorique, forçant le gouvernement à imposer un audit environnemental au projet. Des dizaines d’exécutifs locaux se braquent, au point que l’Office national de l’énergie (ONÉ) a dû suspendre ses consultations, début septembre, alors que la colère s’alimentait de soupçons de collusions entre l’organisme fédéral et TransCanada. Enfin, les Premières Nations sont désormais majoritairement opposées à l’oléoduc, mais réunies aussi, chez les Innus, contre des forages pharaoniques sur la grande île d’Anticosti, à l’embouchure du Saint-Laurent, ou chez les Micmacs de Gaspésie, contre des convois ferroviaires biquotidiens de 120 wagons de pétrole albertain le long de la magnifique rivière Matapédia. « Ce réveil des autochtones est un écueil fondamental pour les autorités en raison des droits constitutionnels qui protègent leur mode de vie », indique le juriste Richard Langelier, qui salue le précédent historique d’une aussi large mobilisation.

Et la fronde a pris une ampleur nouvelle avec le dépôt, début juillet, du projet de loi 106 (PL 106) par le gouvernement provincial. Officiellement, il s’agit de lancer la transition énergétique, mais tout un chapitre organise le développement des fossiles ! Coup de sang des militants, qui ont rempli plusieurs cars pour aller protester, le 16 août dernier, devant l’Assemblée nationale du Québec. Aux côtés des « Coule pas chez nous ! » de la campagne anti-oléoduc, ont ressurgi les panneaux « Non au gaz de schiste », réminiscence de la virulente bataille de 2010. « Les compagnies s’étaient ruées pour décrocher des permis de forage sur la quasi-totalité du Bas-Saint-Laurent, envisageant même la fracturation hydraulique jusque dans le lit du Saint–Laurent, rappelle Marc Brullemans, du Collectif scientifique sur la question du gaz de schiste au Québec. Le gouvernement faisait miroiter des millions de mètres cubes ! » Débordé, Québec décrète une simple pause. « Et pas un moratoire, comme les gens l’ont cru : la PL 106 fournit aujourd’hui l’encadrement que les compagnies attendaient pour être couvertes. »

Lotbinière, près de Québec, est l’une des régions les plus prometteuses. À Saint-Antoine-de-Tilly, Carole et Irène Dupuis ont mis le maire dans leur poche lors des mobilisations précédentes, « et un foyer sur huit affiche un panonceau d’opposition ». Elles relancent aujourd’hui le tractage en urgence : « Le gaz de schiste est de retour ! » À quelques kilomètres, dans les bois, Pierre Bluteau conduit aux puits forés par la compagnie Talisman avant la « pause ». La région compte 32 forages « et certains fuient, nous l’avons démontré ». La compagnie a publié les plans d’un réseau de démonstration comportant 90 puits reliés entre eux. Pierre -Bluteau en est convaincu, « elle n’attend que la hausse des cours des hydrocarbures pour passer à l’action ».

Et si la loi 106 est votée, les licences d’exploitation offriront à leurs possesseurs une préséance généralisée. Ainsi pourront-ils exproprier un particulier en cas de besoin, et leurs projets s’imposeront à la planification des municipalités, dépossédées de leur compétence sur l’utilisation de l’eau requise pour les forages. « C’est le retour des pratiques sauvages du “free mining” du XIXe siècle – premier arrivé, premier servi ! », s’élève l’expert Richard Langelier.

La démonstration est en cours dans la petite ville de Gaspé, promontoire oriental de la -Gaspésie. Dans le quartier Haldimand, réputé pour la qualité de son littoral, -Pétrolia exploite un petit gisement de pétrole non–conventionnel, découvert en 2006. « Type de forage, produits injectés, risques sanitaires, impact sur l’eau, dispositions prises en cas d’accident… La compagnie reste sourde à toutes nos demandes d’information ! », déplore Pelope Adzakpa, qui a vu un puits se creuser à 350 mètres à peine de son lotissement, dans le bois voisin. « Nous sommes extrêmement inquiets, nous pensons déménager si nous parvenons à vendre dans ces conditions. »

Lise Chartrand, voisine d’un autre puits, a pris la tête de la mobilisation locale et vit sous tension depuis des mois. « Pétrolia, connue pour ses mauvaises manières, ruse en permanence,expose-t-elle. Pour éviter le terme de fracturation hydraulique, elle dit pratiquer une “stimulation” des forages à l’acide, méthode nouvelle encore plus risquée, selon certaines études. » Début 2013, le ministère de l’Environnement québécois concède aux opposants une investigation sur 75 puits domestiques autour d’Haldimand. On trouve des traces d’hydrocarbures dans deux cas. « Mais les autorités refusent de nous dire si ça provient de Pétrolia. »

Québec est dans ses petits souliers. L’affaire d’Haldimand l’a poussé à édicter en 2014 un règlement imposant une distance minimum de 500 mètres entre un forage et une source d’eau potable. Mais, non rétro-actif, il n’affecte pas les puits d’Haldimand. De plus, c’est une belle hypocrisie, relèvent les hydrogéologues : les compagnies savent, à partir d’un forage vertical, creuser sous terre jusqu’à 16 puits horizontaux et fracturés sur deux kilomètres. « Qui peut prédire les conséquences et jusqu’à quelle distance ?, interroge Pelope Adzakpa. On a le sentiment d’être des cobayes. » Ces craintes sont corroborées par une investigation sur une centaine d’anciens forages gaziers réalisée pour le compte du ministère de l’Environnement par un collectif environnementaliste de la Lotbinière : 30 % d’entre eux, souvent dépourvus de toute protection, fuyaient par diverses anfractuosités. « Des enfants jouent à proximité, certains puits ont été recouverts, oubliés dans des champs ou des bois. Où est la responsabilité des autorités et des compagnies ? », dénonce Serge Fortier, le consultant qui a piloté l’étude.

Pour répondre à ces dysfonctionnements, un groupe d’experts, dont Richard Langelier, a rédigé à l’intention des municipalités un règlement de protection de l’eau. Il impose aux forages de plonger à 1 000 mètres au moins et de respecter une distance d’au moins 2 000 mètres de tout captage. La ville de Gaspé l’a adopté, mais elle a dû faire marche arrière à la suite d’un procès intenté par Pétrolia, déplore Lise Chartrand. « Justification du tribunal : les prérogatives attachées à un permis d’exploitation d’hydrocarbures, délivré par les autorités provinciales, ne peuvent pas être contestées par un règlement municipal. »

À Ristigouche Sud-Est, proche du -Nouveau-Brunswick, une majorité d’habitants a soutenu l’adoption de ce règlement, et la municipalité a été attaquée par la compagnie Gastem, qui dispose de trois puits à moins de 500 mètres de captages. « Nous défendons le pouvoir des citoyens de dire “non” aux foreurs », peste le maire, François Boulay. La Fédération québécoise des municipalités (FQM), qui regroupe près de 1 300 communes, soutient cette rébellion des exécutifs locaux. Gérard Jean, maire de Lanoraie (Bas-Saint-Laurent), s’est aussi appuyé sur ses administrés pour l’adoption du règlement frondeur. En pointe des élus contestataires, il anime un collectif de 332 municipalités, représentant plus d’un million d’habitants, qui demandent une dérogation au règlement d’eau provincial. « Nous sommes en position de force », juge-t-il.

Un pas de plus : une pétition appelle les municipalités à rejeter le PL 106, lequel leur promet notamment un partage des redevances sur les hydrocarbures : une disposition perverse qui scellerait leur allégeance à une régression vers les énergies fossiles. Les communes ont déjà signé par dizaines.

[^1] Les Premières Nations rassemblent les peuples autochtones canadiens, appelés aussi Amérindiens.

Écologie
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