Élisabeth Roudinesco : «  On ne gouverne pas à gauche en divisant la gauche ! »

L’historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco* pointe la faiblesse du champ intellectuel dans notre « époque d’inculture » et la pauvreté du bilan du quinquennat Hollande.

Olivier Doubre  • 5 octobre 2016 abonné·es
Élisabeth Roudinesco : «  On ne gouverne pas à gauche en divisant la gauche ! »
© Photo : ULF ANDERSEN/Aurimages/AFP

Spécialiste de l’histoire intellectuelle et du développement du champ psychanalytique, -Élisabeth Roudinesco s’interroge ici sur les difficultés des sciences sociales à être entendues et influentes dans la société aujourd’hui. Elle revient sur les grands débats de société qui ont marqué ces cinq dernières années, du mariage pour tous à la loi travail ou la laïcité, en fustigeant notamment la méthode gouvernementale, marquée par un autoritarisme « émotionnel » aveugle quant aux effets de la division de la gauche. Sans oublier les attaques régulières contre la psychanalyse, symptôme selon elle d’une époque de capitalisme débridé, vantant la performance et les rendements immédiats, rétive à l’émancipation humaine.

En 2010, après les attaques de Michel Onfray contre Freud, vous écriviez, en défense de la psychanalyse : « On ne touche pas impunément au sexe, au secret de l’intimité, aux affaires de famille, à la pulsion de mort et à la barbarie des régimes qui asservissent les femmes, les homosexuels, les marginaux, les anormaux, sans avoir à en payer le prix [^1]. » La psychanalyse a donc, aujourd’hui encore, un prix ?

Élisabeth Roudinesco : Tout à fait. Je m’étonne toujours de la survivance, et même de la réactualisation permanente de la haine de Freud. La psychanalyse aujourd’hui est en déclin, dominée, remplacée par la chimie, les thérapies brèves, la sexologie, le comportementalisme… Mais pourquoi ce besoin incessant de réattaquer Freud ? Je pense qu’il s’agit du même phénomène qu’à l’encontre de Marx. Mais, dans le cas de Freud, c’est sans doute encore plus symptomatique, puisqu’il était un conservateur éclairé, favorable à la monarchie constitutionnelle anglaise, quelqu’un d’émancipateur mais un homme modéré. Or, tous les vingt ans, on assiste au renouvellement et à la réactivation de l’antifreudisme.

Je crois que la raison fondamentale est, justement, que l’on ne touche pas impunément à l’intime : notre époque, qui vante paradoxalement l’exhibition des corps et bien moins le désir que la performance sexuelle, connaît en même temps une vraie résurgence de puritanisme réactionnaire. Tout cela dans un contexte de capitalisme débridé, pour ne pas dire sauvage. Aussi, la notion d’inconscient insupporte littéralement : on veut bien qu’il y ait des phénomènes cérébraux qui se passent à notre insu, mais l’idée d’un inconscient-langage, qui serait l’équivalent d’un destin au sens grec, l’idée que le sujet serait déterminé par quelque chose qui lui échappe, tout cela continue d’exaspérer. Sans parler du fait que les cures freudiennes (qui ont leurs défauts) sont longues et ne visent pas les comportements, contrastant avec le dogme de l’efficacité et de l’économie à rendements rapides.

En outre, Freud a osé être un théoricien de la culture, et pas seulement un clinicien. On se sert beaucoup de son œuvre aujourd’hui pour penser la religion. Ou pour penser le nazisme et pourquoi l’homme le plus civilisé peut devenir demain le plus barbare. Et puis Freud était un humaniste qui a eu besoin, pour penser la modernité, de retourner au passé, à l’Antiquité grecque et latine. Je pense donc que cette haine provient du fait qu’il touche à quelque chose de très profond, à savoir que, si l’homme est libre, il ne l’est pourtant pas entièrement. Freud gêne ainsi la culture du narcissisme si chère à notre époque, l’idée que tout est possible pour l’individu, et notamment celle de se soigner très rapidement. Sans oublier que la culture est de plus en plus bafouée, attaquée, dans cette époque d’inculture et de régression conservatrice qui est la nôtre : Freud a donc aussi contre lui les ignorants et les sots, de toutes tendances !

Vous parlez d’une « époque d’inculture ». Est-ce dû à une modification en profondeur du champ intellectuel ? Ou y a-t-il une démission de la part de certains intellectuels ?

Ceux que l’on appelle couramment aujourd’hui des intellectuels, à mes yeux, ne le sont pas. Ce sont des polémistes médiatisés. Dans ma génération, il y avait des maîtres – de Sartre à -Foucault, de Deleuze à Derrida – que l’on ressentait comme tels. Et ces maîtres-là ne passaient pas à la télévision ! Si un certain nombre d’entre nous, leurs élèves ou leurs disciples, sommes passés à la télévision (ce qui nous a donné une large audience), c’était dans des émissions comme « Apostrophes » ou « La Marche du siècle », qui, avec leurs défauts, octroyaient un temps de parole quasi impensable aujourd’hui et promouvaient les livres pour les livres, en parlant et en débattant de leur contenu.

Aujourd’hui, la télévision véhicule une haine de la pensée, cette dernière étant remplacée par des polémistes qui parlent de tout et de rien, en particulier de ce qu’ils ignorent. Et les jeunes intellectuels n’ont plus guère accès au petit écran, ce que je déplore. À mon époque, cela vous ouvrait aussi les portes de l’étranger. Maintenant, heureusement, les jeunes chercheurs bénéficient des réseaux des universités, qui se sont mondialisées, et peuvent confronter leurs travaux avec des collègues à travers le monde.

Car le débat intellectuel, aujourd’hui, se déroule surtout à l’échelle internationale…

Oui. Avec une immense exigence qualitative quant aux travaux qui sont traduits. Or, les polémistes dont nous parlons et qui sont en permanence présentés comme des intellectuels français sur les plateaux de télévision sont quasiment inconnus hors de France. Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut ne sont pas traduits. Michel Onfray l’est parfois dans de petites maisons d’édition libertaires (il y a trop d’erreurs dans ses livres pour passer l’étape de la traduction chez de grands éditeurs étrangers). Aussi, dans les colloques internationaux, j’entends sans cesse la question suivante : « Mais qu’arrive-t-il donc à la France ? » Et, sur ce point, ce sont les sciences humaines et sociales qui sont d’abord en net recul. Mais cela ne peut pas durer. Et j’en veux pour preuve le succès médiatique inattendu remporté par un livre collectif en deux volumes qui vient de paraître, La Vie intellectuelle en France (Seuil), qui va à contre-courant de tout ce qu’on entend depuis des années. C’est un bon signe.

Vous vous êtes beaucoup engagée en faveur du mariage pour tous. Trois ans après son adoption, le vif débat qu’il a suscité semble une histoire lointaine. La société était sans doute bien plus prête qu’on ne le pensait…

La société était tout à fait prête ! On le savait, d’ailleurs. Après l’adoption du Pacs en 1999, l’idée a été rapidement admise. Il faut dire que l’hécatombe du sida a été capitale pour l’évolution des consciences. Notamment quand on a vu tous ces personnes décédées sans avoir pu léguer leurs biens aux personnes qu’elles aimaient, avec qui elles vivaient. En outre, comme les familles sont aujourd’hui moins nombreuses, lorsque le fils unique est homosexuel, cela signifiait pour les parents qu’il n’y aurait pas de petits-enfants – ni de couple « officiel » pour ce fils.

Je me souviens qu’au moment de la parution de mon livre La Famille en désordre (Fayard, 2002), j’ai reçu beaucoup de lettres de parents d’homosexuels disant l’importance pour eux de l’institution d’un (premier) statut pour les couples de même sexe et l’espoir d’une ouverture future du mariage – et surtout du droit à l’adoption, pour avoir une descendance.

Or, le droit à l’adoption était rarement évoqué à l’époque. Ces familles anticipaient donc déjà ce droit nouveau ! Cela signifiait que, dans une bonne partie de la société, l’idée que des couples de même sexe élèvent des enfants ne choquait déjà plus.

En revanche, le terme « mariage » a mis plus de temps à être accepté…

Sans doute était-ce dû pour certains à sa connotation religieuse, notamment chrétienne, en tant que sacrement. Mais, là aussi, la réaction violente – minoritaire – de groupes intégristes durant le débat autour du texte montrait finalement que la chose était déjà actée dans la société. Le fait qu’une loi soit promulguée ne fait certes pas cesser les discriminations, mais elle dit aux homosexuels et à la société que ceux-ci sont comme tout le monde et peuvent désormais se battre sur le terrain du droit : si vous êtes victimes de discriminations, vous avez le droit pour vous. C’est la seule façon de mettre fin au droit de discriminer, et cela change tout !

Par ailleurs, je crois que Christiane Taubira a eu raison de reculer sur la PMA et la GPA, car les réactions opposées étaient trop fortes. Elle a dit qu’elle y était favorable mais que c’était trop tôt : c’était faire preuve de bon sens. Mais cela viendra, car cela se pratique déjà en fait. La question, complexe, se posera de nouveau, et elle est d’abord juridique. Il faudra encadrer, car il peut y avoir des dérives, du business, etc. Mais c’est bien pour cela qu’il faut une loi !

Les religieux ont été évidemment très actifs dans ce débat. La laïcité doit donc être défendue. Mais ne craignez-vous pas qu’elle soit en train d’être transformée à son tour en dogme ?

Nous sommes l’un des très rares pays au monde à bénéficier de cette conquête -formidable qu’est la laïcité républicaine. -Préservons-la et -défendons-la ! Je vais peut-être vous choquer, mais je crois que le fait d’avoir interdit le port du foulard aux mineures à l’école est très positif, même s’il s’agit de « soumission volontaire », car ce sont des mineures. Nous considérons, à juste titre, que l’enfant, jusqu’à sa majorité, n’appartient pas à sa famille ou à sa communauté dès lors qu’il est accueilli au sein de l’école laïque et républicaine. C’est pour moi une grande avancée. Je suis donc opposée au port de signes religieux ostentatoires à l’école lorsqu’il s’agit de mineur(e)s. Quant aux menus dans les cantines, la question a été résolue en permettant un choix : chacun mange ce qu’il veut.

En revanche, à l’université, l’interdiction est tout simplement impossible : c’est un espace ouvert où presque tous sont majeurs. On ne peut pas faire intervenir la police à la porte des amphithéâtres : c’est une autre tradition française, laïque là aussi. Et on ne lutte pas contre la soumission volontaire (de majeures) avec la police ! L’université est un espace semi-public, voire public, où chacun a le droit d’afficher ses convictions. Il ne faut donc pas tenter de prendre des arrêtés impossibles à faire appliquer, comme l’a rappelé le Conseil d’État à propos du burkini cet été. Cependant, si des religieux, quels qu’ils soient, se mettent à vouloir se mêler du contenu des enseignements (sur Darwin, les croisades ou d’autres sujets), il faudra être d’une grande fermeté.

Néanmoins, j’ai beaucoup regretté les propos de Manuel Valls sur cette question de la laïcité. Ce n’étaient pas des paroles d’homme d’État, car elles relevaient de la simple conviction personnelle – et cela se voyait trop. Quand on gouverne en démocratie, avec la puissance des réseaux sociaux qui ne laissent rien passer, il faut éviter au maximum des états passionnels.

Nous sortons de plusieurs mois de contestation de la loi travail. Comment avez-vous apprécié cette séquence ? Un mouvement comme Nuit debout vous a-t-il intéressée ?

Je reproche beaucoup à cette social-démocratie au pouvoir d’avoir divisé la gauche. On ne peut pas être au pouvoir à gauche si l’on divise la gauche. La gauche de gouvernement a perdu la bataille du pouvoir pour le moment, et je pense qu’elle est en train de s’en apercevoir. La volonté de toucher à la Constitution à propos de la déchéance de la nationalité a été une erreur. Le départ de Christiane Taubira aussi.

Quant à Nuit debout, même si nous ne partageons pas toujours les mêmes positions, je trouve intéressant et sympathique ce mouvement, qui est un symptôme de notre époque. J’ai notamment beaucoup apprécié -qu’Orchestre debout interprète La Symphonie du -Nouveau Monde : jouer Dvorak sur la place de la -République a constitué un beau moment, montrant une attitude pro-européenne et internationaliste. Même si je regrette que ce mouvement ne soit pas assez politique mais plutôt émotionnel. On sait que si ce type de mobilisation ne se transforme pas en mouvement politique, il ne peut pas aller très loin. Podemos, par exemple, a commencé sous une forme semblable. Cependant, si cela a existé, c’est que cela peut réapparaître à tout moment, et c’est le signe d’une vive opposition.

Par ailleurs, j’ai horreur des Versaillais et lorsqu’on entend que, « place de la République, il y aurait des risques d’insurrection » ou que « cela gêne les voisins », on sait ce que signifie au fond ce genre de considérations !

* Dernier ouvrage paru : _Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre_, Seuil, 2014.

[^1] Mais pourquoi tant de haine ?, Seuil, 2010, p. 7.

Idées
Temps de lecture : 12 minutes