« Le cancer est une maladie du mode de vie »

Alors qu’octobre rose, campagne pour sensibiliser au cancer du sein, a démarré, André Cicolella lance l’alerte sur une épidémie mondiale négligée, qui tue autant que le sida.

Ingrid Merckx  • 5 octobre 2016 abonné·es
« Le cancer est une maladie du mode de vie »
© Photo : PrismaArchivo/Leemage/AFP

Le nombre de cancers du sein a doublé sur la planète au cours des deux dernières décennies, alerte André Cicolella [^1]. Dans une synthèse de l’état de la recherche sur le sujet, le chimiste et toxicologue qui a déjà lancé l’alerte sur les intoxications au perchloroéthylène et au bisphénol A invite à intégrer la santé environnementale dans les politiques de santé. On pourrait, selon lui, faire baisser de 95 % le nombre de cas en diminuant les facteurs liés à notre environnement : pesticides, cosmétiques, alimentation…

Pourquoi utilisez-vous le terme de pandémie à propos du cancer du sein ?

André Cicolella : Nous devons utiliser le terme d’épidémie, et même celui de pandémie : le cancer du sein est devenu la première cause de mortalité par cancer chez la femme dans le monde. Dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, mais ceux-ci dans une moindre mesure. Le cancer du sein touche 1,8 million de femmes dans le monde et est à l’origine de près de 500 000 décès par an. Ce sont des chiffres équivalents à ceux du sida. Le pays le plus touché au monde est la Belgique. Ce pays compte 22 fois plus de cas que le Bhoutan, pays le moins touché, et 10 fois plus de décès. En France, 1 femme sur 8 est touchée (50 000 cas et 12 000 décès), et le taux de femmes concernées a doublé depuis 1980. Le cancer du sein est une maladie liée au mode de vie occidental. Or, notre déficit de recherches en santé environnementale est considérable. Nous sommes dans une situation comparable à la prise de conscience face au réchauffement climatique : il nous faut l’équivalent d’un Giec en matière de santé environnementale.

Les autorités sanitaires ont-elles pris la mesure de cette pandémie ?

Pas vraiment. Ni pour le cancer de la prostate, qui, avec 1,4 million d’hommes touchés et 300 000 décès par an, a triplé en quelques décennies. On se contente d’expliquer le problème en s’abritant derrière le dépistage, le vieillissement de la population et des facteurs génétiques. Mais ces causes ne suffisent pas à expliquer le niveau pandémique. Les données scientifiques s’accumulent pour démontrer le rôle de l’environnement et notamment de la pollution chimique dans le développement de ces maladies. On peut aujourd’hui dire que le cancer du sein est une maladie transmissible. Cette donnée majeure du point de vue des connaissances scientifiques provient d’études toxicologiques menées chez le rat et la souris à partir d’intoxication maternelle au bisphénol A. Ce sont des données que l’on retrouve chez la femme dans une étude menée par Barbara Cohn à l’École de santé publique de Berkeley, publiée en 2015 : pendant cinquante-deux ans, 9 300 femmes ont été suivies. Les femmes dont les mères étaient les plus contaminées au DDT ont quatre fois plus de cancers du sein. On a ici une preuve par l’épidémiologie que des contaminations pendant la grossesse ont des conséquences à l’âge adulte.

Pour quelles raisons votre enquête fait-elle l’objet d’une attaque de l’Association française pour l’information scientifique (Afis) et de l’épidémiologiste Catherine Hill ?

Catherine Hill conteste l’étude de Barbara Cohn et refuse de prendre en compte les données toxicologiques sur le rat et la souris, qui sont pourtant tout à fait extrapolables à l’humain. L’Afis réagit comme les climato-sceptiques : au nom d’une certaine rigueur scientifique, il faudrait attendre d’avoir la preuve absolue pour agir. À partir du moment où nous sommes en présence d’une somme d’éléments scientifiques concordants, j’estime qu’il faut tenter d’enrayer une crise sanitaire : une femme de 30 à 45 ans a aujourd’hui quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer du sein que d’un accident de la route.

Êtes-vous marginal dans ce combat comme sur le perchloroéthylène ou le bisphénol A ?

Le bisphénol A a été interdit dans les contenants alimentaires par un vote unanime des députés et des sénateurs. Ce n’est donc pas marginal. Mais la prise de conscience est encore faible. Je me considère comme un bon petit soldat de l’OMS, pour qui les maladies chroniques sont un défi mondial d’ampleur épidémique. La France a signé une déclaration à New York en juillet 2014 s’engageant à diminuer la mortalité dans quatre grands groupes de maladies chroniques d’ici à 2025 : maladies cardiovasculaires, cancers, maladies respiratoires, diabètes. En France, en 2014, nous avons dépensé 64 milliards d’euros de plus qu’en 1994 pour prendre en charge les maladies chroniques. Notre loi Santé de décembre 2015 n’y fait pourtant pas référence. J’aimerais que les candidats à la présidentielle s’engagent à respecter ces engagements. Il en va de la santé publique et de la pérennité de l’assurance maladie.

Sur le Bisphénol A, la France a été pionnière en Europe. Qu’en est-il du dossier sur l’ensemble des perturbateurs endocriniens ?

Elle l’est aussi en partie. Le combat du Réseau environnement santé (RES) sur le BPA a contribué à l’émergence d’une stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens. Nous préparons la deuxième phase. La France joue donc un rôle moteur à Bruxelles, avec la Suède, sur les perturbateurs endocriniens. C’est ce qui a permis de faire reculer la -Commission européenne. Mais nous n’assumons pas toutes les conséquences, en termes de politiques publiques, de ce que l’on sait sur ces toxiques. Dont leur lien avec le développement de cancers du sein et de la prostate.

Quels sont les corps professionnels les plus touchés par le cancer du sein ?

Le travail de nuit est un facteur de risque, de même que l’exposition aux solvants. On comprend moins bien le taux très élevé de cancers du sein dans des métiers comme avocate ou journaliste. Les études évoquent un stress accru pour des femmes qui occupent des postes dans des professions traditionnellement occupées par des hommes. En outre, les femmes sont exposées à des cosmétiques, qui restent de fortes sources de contamination aux phtalates et aux sels d’aluminium. Et l’alimentation, liée à un mode de vie sédentaire, entre également en ligne de compte. Une étude de l’Inserm montre que les femmes ayant un régime du type « alcool-western » (alcool + charcuterie, viandes, frites, gâteaux…) avaient 20 % de cancers en plus que la moyenne, et celles ayant un régime méditerranéen 15 % en moins. Il faut démêler cet écheveau.

Quelles mesures prendre rapidement ?

Si l’Île-de-France était un pays, elle serait le cinquième au monde en termes d’incidence du cancer du sein. La Mairie de Paris, qui a été la première à interdire les biberons au bisphénol A, a enclenché un processus pour que ses fournisseurs soient obligés de respecter l’interdiction d’une liste établie de perturbateurs endocriniens. Si Paris le fait, d’autres villes peuvent suivre. Des industriels s’engagent aussi, comme Cosmébio. Derrière la révolution de la santé, il y a une révolution économique.

Qu’en est-il de la polémique autour du dépistage ?

Le rapport du Breast Cancer Fund est très réservé par rapport aux mammographies : risques de surdiagnostic, surexposition à des rayons, pas d’effets sur le taux de mortalité, radiothérapie et ablation prématurées… La question du surdépistage fait débat chez les professionnels. Reste que l’épidémie a explosé avant 2004 et le début des grandes campagnes de dépistage. Le cancer du sein est devenu la première cause de mortalité par cancer en 1960, et c’est passé totalement inaperçu. Il faut dire que la santé publique en France est formatée autour du modèle de maladies infectieuses. On a éradiqué la variole, on peut éradiquer le bisphénol ! Et une douzaine de grandes substances tout aussi toxiques. C’est une question de volonté politique.

[^1]_Cancer du sein. En finir avec l’épidémie__,_ André Cicolella, Les Petits matins, 120 p., 10 euros.

André Cicolella Chimiste toxicologue, président de l’association Réseau environnement santé (RES).

Société Santé
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