L’Europe des profiteurs

L’embauche de José Manuel Barroso par Goldman Sachs jette une lumière crue sur le pantouflage des ex-commissaires européens, une pratique très répandue dans cette institution « pro-business ».

Michel Soudais  • 5 octobre 2016 abonné·es
L’Europe des profiteurs
© Photo : GERARD JULIEN/AFP

L’événement est inédit. Il témoigne d’un ras-le-bol du personnel de l’Union européenne face à la multiplication des révélations sur l’avidité et l’affairisme d’ex-commissaires. Mercredi 12 octobre, d’anciens fonctionnaires européens iront remettre à chaque président des trois institutions de l’Union européenne (la Commission, le Conseil et le Parlement) une pétition réclamant « des mesures fortes et exemplaires contre José Manuel Barroso pour avoir rejoint Goldman Sachs ». Lancée en juillet par « un collectif spontané d’employés des institutions européennes », quelques jours après l’annonce de l’embauche de l’ancien président de la Commission européenne par la pieuvre bancaire, cette pétition en sept langues a passé la barre des 150 000 signatures, fin septembre.

Si les initiateurs de la pétition, contraints à l’anonymat – leur fonction leur impose un devoir de réserve et de discrétion –, ne remettront pas eux-mêmes ces signatures à Jean-Claude Juncker, à Donald Tusk et à Martin Schulz, les anciens fonctionnaires qui s’en acquitteront à leur place seront bien leurs « porte-parole », nous assure un membre du collectif joint par téléphone. Il nous précise en outre qu’ils seront accompagnés par des représentants des principaux syndicats de fonctionnaires, marquant ainsi leur soutien, et celui de ceux qu’ils représentent, à la démarche. La remise, prévue en présence de la presse, devrait être toutefois très protocolaire en regard de celle qu’ont prévue de faire, le même jour, deux ONG, The Alliance for Lobbying Transparency and Ethics Regulation (Alter-EU) et Transparency International (EU Office), à l’initiative d’une pétition parallèle, « Barroso, ne vendons pas notre intérêt public à Goldman Sachs », signée par plus de 63 000 personnes.

Trois mois après son annonce, la reconversion bancaire de l’homme qui, dix ans durant, de 2004 à 2014, a incarné l’Union européenne ne passe décidément pas. Les employés des institutions à l’origine de la pétition affirment avoir ressenti du « dégoût », « un sentiment de trahison profonde ». Ils se disent « préoccupés par la dégradation de l’image du projet européen » que ce « nouvel exemple de “pantouflage” irresponsable » ne peut que renforcer. Car, rappellent-ils dans leur texte, Goldman Sachs est « l’une des banques les plus impliquées dans la crise des subprimes qui a entraîné la crise financière de 2007-2008, la pire depuis la crise de 1929, mais aussi une banque très impliquée dans la crise grecque, un pays dont elle a aidé à dissimuler le déficit avant de spéculer, en 2009-2010, contre la dette grecque, dont elle connaissait évidemment l’insoutenabilité ».

« Devoir de délicatesse »

L’article 245 du TFUE, invoqué contre M. Barroso et Mme Kroes, est ainsi rédigé :

« Les membres de la Commission s’abstiennent de tout acte incompatible avec le caractère de leurs fonctions. Les États membres respectent leur indépendance et ne cherchent pas à les influencer dans l’exécution de leur tâche.

Les membres de la Commission ne peuvent, pendant la durée de leurs fonctions, exercer aucune autre activité professionnelle, rémunérée ou non. Ils prennent, lors de leur installation, l’engagement solennel de respecter, pendant la durée de leurs fonctions et après la cessation de celles-ci, les obligations découlant de leur charge, notamment les devoirs d’honnêteté et de délicatesse quant à l’acceptation, après cette cessation, de certaines fonctions ou de certains avantages. » Il prévoit qu’« en cas de violation de ces obligations » la Cour de justice peut être saisie – elle ne l’a jamais été – et prononcer « la déchéance du droit à pension de l’intéressé ou d’autres avantages en tenant lieu ».

À leurs yeux, ce pantouflage est également « très préjudiciable aux institutions communautaires » déjà confrontées à « de multiples crises imbriquées les unes aux autres : crise migratoire, crise déclenchée par le vote sur le référendum du Brexit, crise économique persistante, crise de vision de l’Europe que nous voulons ». « Bien que ce ne soit pas illégal, [le geste de Barroso est] moralement malhonnête » car « contraire à l’honneur et à la probité de la fonction publique européenne censée défendre l’intérêt général européen », ajoutent-ils en invoquant l’article 245 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (voir encadré p. 6).

C’est également en se référant à « l’esprit et à l’intention » de cet article que la médiatrice de l’UE, Emily O’Reilly, a obtenu du président de la Commission européen, Jean-Claude Juncker, qu’il demande le 9 septembre à son prédécesseur des « clarifications » sur son embauche et transmette sa réponse au comité d’éthique ad hoc, pour avis. Après deux mois d’inaction. Insuffisant pour les initiateurs de la pétition du personnel européen, qui, dans une lettre ouverte à M. Juncker publiée sur le site du Huffington Post, demandent que le comité d’éthique travaille « promptement », qu’il « publie son opinion dans un temps raisonnable » et que l’audition de M. Barroso soit « diffusée publiquement ».

Ils souhaitent ensuite que la Commission ou le Conseil européens, seuls habilités à le faire, saisissent la Cour de justice européenne (CJE) afin qu’elle examine si M. Barroso a « respecté ses devoirs “d’honnêteté et de délicatesse” » inscrits à l’article 245. Et réclament à tout le moins « la suspension de ses indemnités de retraite » d’ancien président de la Commission « le temps de son emploi chez Goldman Sachs et au-delà » – cela représente 7 000 euros par mois, M. Barroso, 60 ans, ayant demandé à toucher cette retraite avant d’avoir atteint l’âge de 65 ans, où elle aurait été de 11 000 euros –, ainsi que « la suspension de tous ses titres honorifiques liés aux institutions européennes ». « Il y est très attaché », sourit un représentant du collectif. « Nous souhaitons que le soufflé ne retombe pas », insiste-t-il en justifiant les prises de position du collectif dans la presse – une première dans le monde très feutré des 40 000 employés des institutions européennes.

José-Manuel Barroso, lui, assure n’avoir « rien fait d’irrégulier au contraire » (sic) et crie à la « discrimination non seulement contre [lui] mais contre une entité financière qui est une entité légale qui opère selon les règles dans toute l’Europe ». « D’autres personnes qui ont travaillé pour la même banque n’ont été l’objet d’aucune mesure », proteste-t-il devant la caméra de l’émission « Quotidien » de Yann Barthès, le 16 septembre à Kiev, en marge d’un colloque sur l’Europe où il partageait l’estrade avec Bernard-Henri Lévy. Avant de balancer : « Le président de la BCE [Mario Draghi]_, qui est un homme de grande qualité, a travaillé comme exécutif, ce que je ne suis pas, dans Goldman Sachs, apparemment ça ne pose pas un problème. Le président du gouvernement italien Mario Monti_, qui est pour certains un héros, principalement parce qu’il a remplacé M. Berlusconi, a travaillé pour Goldman Sachs après avoir été membre de la Commission européenne [^1]_. »_ Ce qui n’est pas faux.

Si l’affaire Barroso a pris tant d’ampleur, c’est parce que la pratique du pantouflage semble devenue la norme dans les hautes sphères européennes. Selon un pointage Corporate Europe Observatory (CEO), neuf commissaires sur les vingt-six de la commission Barroso 2 (2010-2014) sont partis vendre leur expertise et leur carnet d’adresses dans le privé. Le cas de Neelie Kroes, cumularde des jetons de présence avant de devenir en 2004 commissaire à la Concurrence puis à la Société numérique, qui conseille désormais Uber, entreprise pour laquelle elle avait pris fait et cause contre la justice belge en 2014, est emblématique. Mais pas isolé. L’ex-commissaire au Commerce Karel De Gucht, critiqué pour avoir constamment placé les grandes entreprises au centre des négociations commerciales de l’UE, a obtenu l’autorisation de rejoindre les conseils d’administration de l’entreprise de télécommunications Belgacom et de deux entreprises du secteur financier, Merit Capital et CVC Capital Partners. L’ex-commissaire à la Justice Viviane Reding siège au conseil d’administration d’Agfa-Gevaert et de la compagnie minière Nyrstar, alors que, députée européenne, elle est membre d’une commission qui a travaillé sur le dossier des minerais issus des zones de guerre. Ex-commissaire à l’Environnement, Janez Potocnik, préside le Forum for the Future of Agriculture, co-créé par Syngenta, un des géants mondiaux des pesticides qui, en 2014, déclarait dépenser plus de 1,25 million d’euros en lobbying. La liste est longue… et ne cesse de s’allonger. La semaine dernière, Volkswagen, l’entreprise à l’origine du Dieselgate, annonçait s’être entouré d’un comité d’experts sur le développement durable comprenant l’ex-commissaire européenne chargée du Climat, Connie Hedegaard, laquelle assure que sa fonction n’est pas rémunérée. Cette philanthropie laisse rêveur.

Au-delà du cas Barroso, le collectif des personnels de l’UE et les ONG réclament donc un renforcement des « règles d’éthique et de lutte contre le pantouflage », avec notamment un allongement de la durée durant laquelle les anciens commissaires ne peuvent exercer un travail susceptible de provoquer un conflit d’intérêts. Mais aussi une réforme du comité d’éthique. Plus précise sur ce point, la pétition des ONG demande qu’il soit « transparent et indépendant » et qu’il puisse « prendre des décisions et appliquer des sanctions », ce qui n’est pas le cas.

Cet « organe informel composé de trois membres nommés » par la Commission, à qui « ils fournissent des conseils […] sur toutes les questions relatives au code de conduite des commissaires », ne peut être saisi que par la Commission, qui décide ensuite de publier ou non ses avis, rappelle l’ONG CEO.

Or, sauf pour M. Barroso parce que c’est Goldman Sachs, le président de la Commission européenne ne trouve rien à redire à ces pantouflages. « C’est quelque chose de normal aux États-Unis, où il y a un mélange entre postes publics et emplois privés », a déclaré à la youtubeuse Laetitia Nadji Jean-Claude Juncker, plus « pro-business » que jamais.

[^1] Président du Conseil italien de novembre 2011 à avril 2013, il a été commissaire européen au Marché intérieur (1995-1999) et à la Concurrence (1999-2004) avant de rejoindre Goldman Sachs comme consultant en 2005.

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