Ces fractures qui déchirent les États-Unis

Inégalités et immigration : trois ouvrages analysent les grandes questions qui travaillent les États-Unis en profondeur.

Denis Sieffert  • 2 novembre 2016 abonné·es
Ces fractures qui déchirent les États-Unis
© Photo : SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AFP

D’une floraison de livres inspirés par la proximité de l’élection présidentielle américaine, nous avons extrait trois essais qui scrutent les lignes de fractures des États-Unis. Fractures sociales, ethniques et démographiques. Longtemps correspondant du Monde à New York, Sylvain Cypel se penche sur la question migratoire. Son titre sonne comme une profession de foi : Liberty. « Liberté », comme la statue dont le socle est porteur d’un poème d’Emma Lazarus, véritable message d’ouverture et de générosité adressé au monde : « Donne-moi tes pauvres, ceux qui chancellent, tes masses entassées aspirant à l’air libre… »

On devine que ce n’est pas l’Amérique de Donald Trump qui parle ainsi. Mais le sujet l’obsède. Il est incontournable dans un pays né d’une colonie de peuplement. Cypel en retrace l’histoire, évoquant notamment le vote, en 1923, du premier Immigration Act, appelé plus explicitement Oriental Exclusion Act, destiné à refouler les migrants non blancs, principalement chinois. Il a fallu attendre 1965 pour qu’une loi d’ouverture offre un autre visage d’un pays qui n’a cependant jamais cessé d’être d’immigration. Grâce à elle, 59 millions de migrants sont venus peupler les États-Unis en un demi-siècle. C’est ce que Trump appelle avec l’élégance qu’on lui connaît « le trou infernal du tiers-monde ».

Le racisme est évidemment un acteur puissant du débat. On rencontre dans le livre de Cypel des personnages aussi pittoresque que détestables, comme ce Joe Arpaillo, shérif de Phénix, qui se prend pour l’héritier de Wyatt Earp, l’homme de Règlements de comptes à O.K. Corral. Mais le débat est plus complexe. Il ne se réduit pas à l’opposition de deux -Amérique, l’une généreuse et l’autre raciste. Elle est souvent les deux à la fois. Cypel cite l’exemple d’Arnold Schwarzenegger, lui-même immigré d’origine autrichienne, mais élu en 2005 gouverneur de Californie sur un programme violemment anti-immigrés, puis converti deux ans plus tard à une réforme qui permettait aux clandestins d’obtenir un statut légal. Entre-temps, l’ex-Monsieur Muscles, avait compris que la démographie avait changé, et qu’il fallait en tenir compte pour être réélu. Il avait compris aussi le profit économique que la Californie pouvait tirer de cette main-d’œuvre précaire. Car 19 % de ces immigrés vivent sous le seuil de pauvreté. Et 24 à 29 % d’entre eux sont sans papiers.

Tout n’est donc pas que générosité dans l’accueil des migrants. C’est d’ailleurs le très réactionnaire Ronald Reagan qui a régularisé plus de 3 millions de sans-papiers en 1986. Aujourd’hui, 42,6 millions d’Américains sont nés à l’étranger, nous dit Cypel.

À la fragilité économique des nouveaux immigrés hispaniques ou chinois, il faut ajouter le racisme, qui connaît une résurgence délétère avec les attentats de Paris et de San Bernardino, fin 2015. Les musulmans en sont évidemment les victimes. Cypel cite un chiffre qui, pour être anecdotique, n’en est pas moins édifiant : 29 % des Américains pensent qu’Obama est un « musulman masqué ». Et c’est l’opinion de 54 % des sympathisants de Trump. Lequel a, semble-t-il, bien suivi le conseil de l’humoriste Mark Twain, pour qui la recette du succès, en Amérique, c’est « beaucoup d’ignorance et beaucoup de confiance en soi ».

Généreuse ou mercantile, la tradition américaine d’accueil des immigrés se différencie en tout cas d’une pratique française très -idéologisée. La comparaison à laquelle se livre Sylvain Cypel en guise de conclusion n’est pas à l’avantage de notre pays. Certes, des deux côtés de l’Atlantique, il y a une extrême droite xénophobe et raciste, mais elle se heurte aux États-Unis à une opposition jeune et ouverte. Tandis qu’en France la gauche de gouvernement s’est laissé entraîner sur le terrain de l’adversaire.

Autre essai passionnant, celui de Christophe Deroubaix, à la tonalité étonnamment optimiste. Le journaliste de L’Humanité fait bien sûr le constat d’un pays terriblement inégalitaire, dans lequel les 1 % les plus riches détiennent 40 % de la richesse nationale. Et où l’inégalité sociale est aussi une inégalité ethnique. Quand le patrimoine médian d’un Blanc est de 141 900 dollars, celui d’un Noir est de 11 000 dollars et celui d’un Hispanique de 13 700 dollars. Malgré cela, Deroubaix montre que « la jeune génération multicolore progressiste » va inexorablement l’emporter contre la « vieille garde blanche conservatrice ». C’est déjà cette jeunesse qui a fait campagne pour Bernie Sanders. Une dynamique culturelle et politique qui devrait se poursuivre et accompagner une mutation qui fera des États-Unis en 2042 un « pays post-européen », selon la -formule de Philip Golub, c’est-à-dire dans lequel les Blancs seront définitivement minoritaires.

Deroubaix voit un signe de ce mouvement dans les résultats des élections depuis 2008. Chaque fois que la participation a été forte, les démocrates l’ont emporté. Ce qui témoigne du recul inéluctable de l’Amérique de Trump, celle « des fusils, des injections létales et de la Bible ». Reste à savoir si cette courbe des âges et des populations aura un impact rapide sur la question sociale. Cela ne va évidemment pas de soi.

Les inégalités risquent même d’avoir un bel avenir si l’on en croit l’ouvrage de Guillaume Debré. Le correspondant de TF1 se penche en effet sur le rôle de l’argent dans les campagnes électorales américaines. Et, là, la roue de l’histoire ne tourne pas dans le bon sens. « En 2000, écrit Debré, quand George W. Bush bat Al Gore, les candidats à la présidentielle ont collectivement dépensé l’équivalent de 500 millions de dollars (en dollars constants). Seize ans, soi seulement quatre cycles électoraux plus tard, ce chiffre est six fois supérieur. » Le journaliste cite un sénateur républicain du Wyoming qui s’interroge : « Qui peut sérieusement affirmer qu’un don de cent mille dollars n’influence pas la manière dont un homme politique appréhende un problème et un vote ? »

L’interrogation n’est pas nouvelle. En 1930, déjà, le gouverneur démocrate de la Louisiane, Huey Long, y répondait crûment : « Entre financer la campagne d’un élu et lui donner un pot-de-vin, la différence est aussi épaisse qu’un cheveu. » Il n’est donc pas excessif d’affirmer que le système électoral américain est un système de corruption officielle.

Le constat de Huey Long est encore plus flagrant depuis qu’en 2010 la Cour suprême a levé l’interdiction faite aux entreprises de financer les candidats. Le dernier verrou a sauté. Et, bien sûr, « c’est toujours le plus riche qui gagne », note Guillaume Debré, au moins « dans 90 % des cas ». Et le journaliste relate une anecdote significative. C’était le 9 février dernier, et un candidat « pauvre », Bernie Sanders, menait la vie dure à Hillary Clinton. La candidate de l’establishment démocrate venait d’essuyer une étonnante défaite dans le New Hampshire. Réunion de crise dans le clan Clinton. Et il n’en ressort pas la décision d’intensifier la campagne, de multiplier les réunions publiques ou d’affiner les arguments. Non, une seule décision est prise : aller à la pêche aux dollars. Comme si l’élection ne se jouait pas au nombre de voix mais à l’épaisseur du porte-feuille. Ce qui n’a pas empêché Hillary Clinton de dénoncer « le pouvoir de l’argent ».

« Le principe “un homme une voix” est devenu un mirage », note Guillaume Debré. C’est ainsi que la « démocratie américaine » est l’otage de 3 % de super-riches. En 2012, ils ont versé 70 % des sommes collectées. Inutile de dire que la politique s’en ressent.

Mais Guillaume Debré met en évidence un autre fléau qui mine la politique américaine : l’enrichissement personnel des candidats. « En quinze ans, les Clinton ont amassé un revenu cumulé estimé à plus de 230 millions de dollars. » Cela en ne faisant que de la politique et en monnayant leur nom. C’est l’autre facette du même problème. Seule exception à ce fol engrenage, Bernie Sanders. Le candidat de la vraie gauche a recueilli 220 millions de dollars auprès de 7 millions de citoyens, soit environ 30 dollars par donateur. Avec ce crowdfunding qui défie les multimilliardaires, Sanders a remporté 23 primaires et recueilli 13 millions de voix. Mais le combat était trop déséquilibré.

À lire : 

Liberty, Sylvain Cypel, éd. Don Quichotte, 335 p., 19 euros.

L’Amérique qui vient, Christophe Deroubaix, Éd. de L’Atelier, 155 p., 15 euros.

Washington, comment l’argent a ruiné la démocratie américaine, Guillaume Debré, Fayard, 250 p., 18 euros.

À lire aussi : Trump, l’onde de choc populiste, Marie-Cécile Naves, Fyp éditions, 138 p., 13 euros. Et Américaines, un livre original et richement illustré de Patrick Sabatier, qui brosse le portrait de 50 wonder women de l’histoire des États-Unis, Éd. Bibliomane, 253 p., 20 euros.

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