Les deux Amérique

Au-delà de la personnalité de Donald Trump, la démographie du vote républicain semble s’éroder inexorablement avec l’augmentation de la diversité raciale et du niveau d’éducation.

Alexis Buisson  • 2 novembre 2016 abonné·es
Les deux Amérique
© Photo : Robyn Beck/AFP

On connaissait les Amérique noire et blanche, républicaine et démocrate, riche et pauvre. On découvre à présent l’Amérique diplômée et l’Amérique non diplômée. C’est l’un des grands enseignements de l’élection présidentielle de 2016 : jamais la fracture entre les deux n’aura été aussi importante. D’un côté, les titulaires d’un diplôme universitaire sont largement favorables à Hillary Clinton et aux démocrates. De l’autre, les plus faiblement diplômés, voire les non-diplômés, votent Donald Trump. Le fossé entre les deux camps est inédit dans l’histoire politique américaine de l’après-guerre. Alors que les deux partis se partageaient de manière à peu près égale le vote des diplômés du supérieur, la situation a radicalement changé en 2016. Ils sont aujourd’hui 20 à 30 % plus nombreux à voter pour l’ex-Première dame que pour Donald Trump.

« Je ne suis pas vraiment surpris par cette tendance », affirme Dante Chinni, directeur de l’American Communities Project, un programme piloté par plusieurs médias du pays pour identifier les nouvelles lignes de fracture socio-économiques aux États-Unis. « Les personnes les plus diplômées disposent de bons revenus et s’en sortent très bien dans l’économie actuelle. Quand ils entendent un discours comme celui de Donald Trump, qui affirme que l’économie ne va pas bien, ils n’y sont pas réceptifs. »

La remontée de donald Trump

Lundi, à neuf jours de l’élection, les écarts se resserraient dans les sondages entre Hillary Clinton et Donald Trump. La candidate démocrate était donnée à 45 % à l’échelle nationale contre 41,6 % à son rival républicain. Conséquence probable du rebondissement de l’affaire des emails. Plus inquiétants encore sont les sondages concernant la Floride. Selon une enquête d’opinion New York Times-Upshot-Siena College, Trump serait passé en tête, avec 46 % des intentions de vote contre 42 %.

Or, l’élection américaine, ce n’est pas « un homme une voix ». Les électeurs votent pour des « grands électeurs » dans chaque État, et c’est ensuite le nombre de grands électeurs qui est comptabilisé. Le ­système est celui du « winner takes all ». Le vainqueur dans un État, ne serait-ce que d’une voix, gagne tous les grands électeurs de cet État. C’est ainsi que le Président des États-Unis peut être élu avec moins de voix au plan national que son rival, comme ce fut le cas en 2000, lorsque George W. Bush l’a emporté tout en étant devancé par Al Gore. Ce système donne une particulière importance aux swing states, six ou sept États incertains, parmi lesquels la Floride…

Autre motif d’inquiétude pour les républicains : ils attirent aujourd’hui la majeure partie des électeurs blancs non diplômés. Or, ce groupe est en train de fondre comme neige au soleil, à mesure que la population devient de plus en plus diverse racialement et éduquée – en 1992, 50 % des électeurs n’avaient pas poursuivi leurs études au-delà du lycée (« high school »), un chiffre qui est descendu à 33 % en 2016. Si les chiffres des sondages se maintiennent le 8 novembre dans les urnes, Donald Trump sera le premier candidat républicain depuis les années 1960 à perdre le vote des Blancs diplômés, une population que son prédécesseur, Mitt Romney, avait gagnée facilement en 2012 face à Barack Obama.

« Cette évolution sociologique est problématique pour le Parti républicain, poursuit Dante Chinni. Petit à petit, les démocrates progressent dans les banlieues blanches plus diplômées. Cette année, la mission des républicains était d’inverser la tendance. Or, Donald Trump a fait le contraire. Aujourd’hui, l’électorat du Parti républicain se réduit aux Blancs non éduqués. S’il ne peut pas reconquérir l’électorat diplômé, le parti aura du souci à se faire. »

Ces deux Amérique émergentes ne sont pas nées hier. Depuis vingt ans, la frange la plus diplômée de la population, dont la taille ne cesse de grandir avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, glisse vers le Parti démocrate. Ainsi, le très sérieux institut Pew a-t-il trouvé que la part des plus diplômés (université ou post-doc) a bondi de 21 à 37 % au sein de l’électorat démocrate entre 1992 et 2016, alors que celle des non-diplômés a fondu de 55 % à 32 % sur la même période. Chez les républicains, la part des non-diplômés n’a baissé que de 11 points (de 45 à 34 %) sur la même période.

« Le Parti démocrate devient “plus diplômé” à un rythme plus rapide que l’ensemble de la population », résume l’institut Pew. C’est la conséquence des prises de position des deux partis sur plusieurs sujets « chauds », comme le mariage des homosexuels ou le réchauffement climatique, selon Dante Chinni. « Les personnes les plus éduquées sont plus tolérantes. Et, quand les scientifiques disent quelque chose, elles ont plutôt tendance à les croire. On peut penser que le mariage homosexuel et le réchauffement climatique sont des sujets isolés, mais, quand on y ajoute tous les sujets sociaux, cela devient problématique pour les républicains », explique-t-il.

Phénomène ponctuel lié à la personnalité des deux candidats ou tendance de fond ? L’avenir le dira. Mais, si cette fracture se maintient dans les élections futures, elle aura des implications profondes sur la carte électorale. Certains États, comme l’Ohio ou l’Iowa, qui concentrent des parts importantes de non-diplômés (ou faiblement), pourraient perdre leur statut d’États bascules (swing states), déterminants pour l’issue de l’élection. D’autres, comme le Colorado, la Caroline du Nord et la Virginie, où les populations sont plus diplômées, pourraient durablement s’ancrer dans le camp démocrate. « L’attrait d’Hillary Clinton auprès des Blancs diplômés pourrait lui faire gagner la présidence », tranche Harry Enten, analyste au sein du site de prévisions électorales FiveThirtyEight. À moins que ce ne soit le dégoût que leur inspire son adversaire.

Outre leur Président, les Américains voteront le 8 novembre pour renouveler une partie de leur Congrès (Sénat et Chambre des représentants). Avant le retour de l’affaire des emails, les perspectives n’étaient guère engageantes pour le parti de Donald Trump. Majoritaires au Sénat (54 sièges contre 46), les républicains pourraient en perdre le contrôle en novembre. Même crainte pour la Chambre, solidement républicaine actuellement (246 sièges contre 186). À défaut de la reconquérir, une chose paraissait probable : les démocrates devaient y gagner des sièges.

Le contrôle du Sénat est essentiel pour les deux partis : c’est la chambre haute qui est en charge de confirmer la nomination des futurs juges à la Cour suprême. Depuis la mort du juge conservateur Antonin Scalia, une place est à prendre. En mars, Barack Obama a proposé un remplaçant, Merrick Garland, mais les républicains ont bloqué le processus en espérant que l’élection d’un président républicain aboutisse à la nomination d’un juge conservateur. L’enjeu est tel que cette nomination est devenue un sujet de campagne pour Donald Trump et Hillary Clinton, qui veulent, à travers ce futur juge, peser sur la jurisprudence de la Cour suprême pour les décennies à venir.

La débâcle annoncée des républicains a forcé les candidats à se désolidariser de Donald Trump, jugé comme source de leurs problèmes. Plusieurs d’entre eux l’ont ouvertement condamné après la révélation d’une vidéo de 2005 où on l’entend tenir des propos sexistes et dégradants envers les femmes sans savoir qu’il était enregistré. John McCain, candidat à la présidentielle en 2008 et anti-Trump de la première heure, a même décidé de faire campagne comme si Hillary Clinton avait déjà gagné, en cherchant à se poser en contre-pouvoir face à son adversaire démocrate. Une stratégie adoptée par d’autres candidats aussi.

Fait rarissime : le « speaker » de la Chambre des représentants, Paul Ryan, le républicain disposant du rang le plus élevé du pays, a ouvertement lâché Donald Trump début octobre, après la sortie de la vidéo controversée, indiquant lors d’une conférence téléphonique avec les parlementaires de son parti qu’il ne ferait plus jamais campagne pour le milliardaire et qu’il se dévouerait à la bataille pour le contrôle de la Chambre. Une manière, en creux, de dire que Donald Trump n’a aucune chance d’être élu. Les grands donateurs ont également fait le même calcul. Les frères Koch, illustres argentiers du parti et des causes conservatrices, ont fait savoir dès le début de la campagne qu’ils ne soutiendraient pas Donald Trump, privilégiant le Congrès.

Face à cela, la stratégie d’Hillary Clinton et des démocrates a consisté à enfoncer le clou. Barack Obama, notamment, s’en est pris à plusieurs reprises aux candidats républicains et à leurs leaders, les accusant d’avoir soutenu Donald Trump aveuglément. Mais, tout cela, c’était avant la décision du FBI de relancer l’affaire des emails… À quelques jours du scrutin, nul ne sait si cet événement peut réellement bouleverser la donne.

Monde
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