Tous les Marius et Jeannette

Dans Marseille, port d’attaches, des témoignages d’habitants et de nombreuses photographies de famille documentent la mémoire des classes populaires sur leur vie quotidienne.

Christophe Kantcheff  • 30 novembre 2016 abonné·es
Tous les Marius et Jeannette
© Archives communales de Setèmes-les-Vallons

Comment écrit-on l’histoire ? Même si la science historique a grandement évolué depuis Ernest Lavisse, le père de l’histoire événementielle, on sait que le récit national a tendance à mettre en avant les moments dramatiques et les « grands hommes ». L’histoire des humbles reste, elle, plus difficile à faire, parce qu’elle repose sur une documentation plus fragile, des témoignages moins souvent collectés. C’est précisément ce à quoi se sont employés les auteurs de Marseille, port d’attaches : documenter la mémoire des classes populaires ayant vécu dans cette ville, aussi loin que peuvent remonter les souvenirs des personnes interrogées, c’est-à-dire jusqu’au début du XXe siècle.

Préfacé par Robert Guédiguian, dont le cinéma et la biographie sont enracinés dans un -quartier du nord de la cité phocéenne, l’Estaque, le livre, coordonné par Gérard Leidet, animateur d’une équipe d’historiens, présente deux types de récits. Ce sont, d’une part, des témoignages oraux recueillis auprès d’une centaine d’habitants, d’aujourd’hui ou d’hier. D’autre part, une très riche collection de photographies issues d’albums de famille et d’autres fonds.

Paroles et images se font écho, au long d’un parcours constitué de chapitres, dont les titres tracent les contours d’un monde : « Habiter Marseille », « Minots », « Jeunesse », « Marseillaises », « Travailler à Marseille », « En guerre », « Gens d’ici, venus d’ailleurs », « Espérances sociales », « La vie ensemble »…

Les photographies, en noir et blanc, racontent ce que ne disent pas les mots. Prises à des instants divers de la vie quotidienne, sur un échafaudage, à l’occasion d’un dimanche en costume ou à l’école, elles montrent des regards, des corps, des attitudes, des ports de tête et des façons de se vêtir, des juvénilités en pleine force et des vieillesses sous le poids d’années de labeur, des fiertés et des joies, une volonté de paraître au mieux devant l’objectif… On y voit aussi l’importance du collectif, beaucoup de familles nombreuses, une diversité d’identités, d’histoires personnelles et d’horizons. Le peuple de la ville, dans son existence publique et intime, se dessine, photographie après photographie.

Chaque fois replacés dans leur contexte, les témoignages constituent autant d’anecdotes, inscrites dans la vie quotidienne des cités ou des bidonvilles, qui furent nombreux à Marseille, ou liées à une histoire plus tragique. On peut, par exemple, y lire ceci à propos des baignades à la mer : « Les crèmes solaires n’existaient pas et nous jouions des journées entières entre eau et soleil. […] Bien sûr, nous n’étions pas à l’abri, la première journée, de coups de soleil. En arrivant à la maison, on coupait une tomate en deux et on frottait doucement les parties exposées – ça calmait le feu et nous permettait de bien dormir. » Ou cela, à propos des emplois les moins qualifiés dans les usines : « À l’usine à gaz, mon grand-père enfournait le coke dans les fourneaux, il était toute la journée baissé. On les faisait passer dans des “cavernes”, des trucs pour faire le gaz, quand les fours s’ouvraient, ils respiraient toutes les émanations et la chaleur surtout. Ils n’atteignaient jamais l’âge de la retraite. »

Utile, Marseille, port d’attaches, à la mise en page sobre et élégante, se lit et se regarde avec grand plaisir. Et sans nostalgie. « Si ce livre existe, écrit Robert Guédiguian, ce n’est pas tant pour retrouver les traces de cette plèbe de Marseille que pour retrouver les chemins qu’elle avait ouverts et qui, par manque d’entretien, sont souvent devenus invisibles, recouverts par les herbes sauvages de la mondialisation capitaliste. »

Marseille, port d’attaches, Robert Guédiguian et Gérard Leidet, Éditions de l’Atelier, 208 p., 30 euros.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes