Coopérateurs de tous les pays…

Partout en Europe, des travailleurs reprennent leur usine en faillite. Ils se sont retrouvés à Thessalonique pour échanger sur leur rêve d’égalité et de solidarité.

Erwan Manac'h  • 7 décembre 2016 abonné·es
Coopérateurs de tous les pays…
© Photo : Benoît Borrits

Thessalonique, nord de la Grèce. Quelques vieux sacs de gravats oubliés gisent sur des palettes noircies par le temps, à l’entrée de l’ancienne usine de matériaux de construction VioMe. Sur le sol et les murs, une fine poussière blanche. Des vestiges d’une autre vie, témoins depuis cinq ans d’une histoire inédite. Vingt-trois travailleurs ont repris l’ancienne usine désertée par le patron pour relancer une activité de détergents biologiques, en pariant sur la solidarité pour créer l’emploi qu’ils n’avaient aucun espoir de retrouver ailleurs.

C’est sous ces imposantes toitures en tôle que se sont tenues fin octobre les 2e rencontres euro–méditerranéennes de l’économie des travailleurs. Cinq cents ouvriers et militants de toute l’Europe se sont retrouvés pendant trois jours pour travailler à un rêve commun : reconstruire eux-mêmes, sur les déserts laissés par le capitalisme.

La crise de 2008 a vu fleurir en Europe les reprises d’usines, suivant la voie ouverte dans les années 2000 en Amérique latine. « Les coopératives de travailleurs ont fait leur grand retour, après avoir disparu du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle », note Benoît Borrits [^1], économiste français et animateur de l’association Autogestion.

Ces projets naissent le plus souvent à la suite d’une faillite imputable à des choix stratégiques douteux – voire tout simplement illégaux – des propriétaires de l’usine. Refusant de se résigner à perdre leur emploi, les ouvriers imaginent leur propre alternative en pariant sur la solidarité. C’est elle qui doit remplacer les leviers de l’économie capitaliste que sont la finance et la concurrence. Ainsi, les détergents biologiques fabriqués à VioMe n’ont pas la certification pour être commercialisés dans les circuits traditionnels, mais ils s’échangent dans des réseaux de solidarité qui, eux, ne connaissent ni frontières ni restrictions légales. « La logique de collaboration remplace celle du capital, de la fabrication à la distribution. Il s’agit d’humaniser et de repolitiser l’économie », s’enthousiasme Anthony Nicholas Prassoulis, chercheur canadien ayant étudié le cas de VioMe.

En Croatie, l’usine de machines à commandes numériques Itas a carrément créé son propre syndicat pour soutenir son projet de reprise. Il compte aujourd’hui 700 adhérents. En Italie, plusieurs projets grandissent avec une volonté encore plus affirmée de faire jouer la solidarité. Des coopératives sociales conçues pour embrasser tous les aspects de l’existence ont vu le jour après la crise. Ces « centres sociaux » adossés à un projet de production en autogestion cassent la distinction entre travail, loisir et bénévolat. Elles retissent le lien du travailleur avec la ville, le consommateur et le fournisseur. De son côté, le mouvement libertaire catalan imagine une « coopérative intégrale » qui instaure l’autogestion dans toutes les composantes de la vie sociale (logement, éducation, production, monnaie alternative, énergies propres). Il fédère aujourd’hui 2 000 membres [^2].

Toutes ces initiatives ont pour point commun de renverser l’organisation du travail. Abandonnant la hiérarchie verticale pour l’autogestion. Préférant l’épanouissement personnel à la rationalisation de la production. Privilégiant les principes de solidarité et d’égalité, y compris salariale. « On a remis l’humain au cœur de l’usine. Il n’y a plus de concurrence entre nous. On prend plaisir à travailler avec ses camarades », témoigne Yves Baroni, ouvrier chez Scop-Ti, l’ex-usine des thés Éléphant qui a redémarré une activité sans patron en septembre 2015 (lire Politis n° 1407). Dans cette usine en passe de devenir l’emblème des coopératives en Europe, la cadence de travail a été ralentie, et les trois-huit ne sont plus qu’un mauvais souvenir.

De fil en aiguille, ces projets ont vocation à bouleverser toutes les composantes de l’économie. Une figure discrète incarne cette obsession et la partage dans les rangs du forum de Thessalonique : c’est Andrés Ruggeri, universitaire argentin et coordinateur du programme « Facultad Aberta ». Initiateur en 2006 des premières rencontres des usines récupérées d’Argentine, il a inspiré le rapprochement qui s’opère aujourd’hui entre les usines en Europe. « Nous ne pensions pas que cela continuerait. Or, aujourd’hui, nous comptons 370 usines récupérées en -Argentine », rapporte-t-il, convaincu qu’il faut faire converger les expériences pour aboutir à un véritable contre-modèle. Il en propose même le nom : « l’économie des travailleurs ». « L’auto-gestion est conçue comme une forme de résistance au travail indigne. Mais elle doit aussi être pensée comme une transition vers quelque chose de nouveau. Une alternative à l’économie capitaliste », détaille le chercheur et militant.

L’exemple argentin, dans un pays où l’arrivée d’un pouvoir néolibéral a considérablement affaibli le mouvement des usines récupérées, au point que nombre d’entre elles ont fermé depuis un an, montre aussi l’importance du combat politique. La plupart des usines récupérées restent en effet vulnérables face aux pouvoirs politiques. Ici pour un certificat, là pour un bail ou pour une autorisation à recevoir du public : l’administration a droit de vie ou de mort sur ces coopératives, encore considérées comme du parasitage.

C’est l’amère expérience qu’a faite Jugo-remedija, usine de médicaments serbe rachetée par ses ouvriers lors de la vague de privatisations qui a frappé le pays au début des années 2000. Elle a dû déposer le bilan en 2014, après un redémarrage de son activité, plombée par une décision de justice lui ordonnant d’indemniser l’ancien propriétaire des lieux. Les usines récupérées représentent donc des luttes nécessairement politiques. Leur pérennité et leur capacité à essaimer dépendent encore de l’élaboration d’un cadre juridique permettant, par exemple, la réquisition des usines lorsqu’un propriétaire déserte pour des raisons fallacieuses.

En France, où la tradition coopérative est foisonnante et déjà ancienne, se pose un autre type de problème. L’Hexagone recèle mille et une coopératives qui fonctionnent, avec un réseau de Scop (sociétés coopératives et participatives) déjà mûr. Un cinquième des emplois créés en 2015 dans le secteur coopératif venait de la reprise d’entreprises en difficulté par leurs salariés. Et ce modèle est viable ! Après cinq ans d’activité, 65 % des Scop sont pérennes, contre seulement 50 % pour l’ensemble des entreprises françaises (chiffres 2015).

Mais l’exemple français montre aussi le risque que comporte une trop forte institutionnalisation. Le mouvement grec qui accompagne les ouvriers de VioMe s’en méfie comme de la peste. « Nous ne voulons pas être cooptés par le pouvoir, car il tentera toujours de nous contrôler et de planifier notre activité selon les normes propres au capitalisme, comme la concurrence », tonne une militante du centre social autogéré Micropolis, installé dans un immeuble au cœur de Thessalonique.

« Les coopératives qui embrassent l’esprit capitaliste finissent par échouer, renchérit Benoît Borrits. Nous arrivons à la limite de la forme légale et juridique du débat abordé ces derniers siècles. » Pour s’en préserver, Micropolis veut croire aux vertus de la démocratie directe, seule à même, selon les porteurs du projet, de sauvegarder son ambition d’« œuvrer à un monde solidaire ».

Se pose alors un ultime défi, comme l’ont montré des décennies d’expérience. Celui de la transmission de l’esprit et plus encore de la propriété de l’entreprise. Les nouveaux embauchés doivent-ils devenir coopérateurs ? Ont-ils seulement les moyens d’en -acheter une part ? Partagent-ils l’aspiration à l’autogestion et à l’égalité salariale ?

Au Margin, restaurant végane et coopératif installé à Varsovie, l’activité s’organise sans structure hiérarchique, et toutes les décisions sont prises à l’unanimité. « Cela ne nous posait aucun problème jusqu’au jour où des non-coopérateurs nous ont rejoints », pointe Marrec Golonka. Au regard de la fragilité économique de la coopérative, les nouveaux arrivants – qui représentent aujourd’hui la moitié des salariés – ne souhaitent pas y prendre de participation. Ce panachage risque de transformer peu à peu la coopérative en entreprise classique, certes contrôlée par une minorité de coopérateurs. Au Margin comme partout ailleurs, c’est la pérennité du projet autogestionnaire et sa capacité à essaimer à plus grande échelle qui sont compromises.

Mais cela ne refroidit pas Emina Busuladzic. Emmitouflée dans une polaire à capuche pour se protéger du vent glacial qui siffle entre les hangars, la coopératrice de l’usine de détergents industriels Dita, en République serbe de Bosnie, vit un rêve vibrant. Celui de voir converger toutes ces initiatives, pour rompre leur isolement et leur donner de la force. « Nous devons nous regrouper, travailler ensemble pour avancer vers une nouvelle internationale », proclame Emina.

C’est ce qu’ont esquissé concrètement les travailleurs réunis à Thessalonique dans une assemblée commune, au cours de laquelle ont émergé deux grandes idées. Tout d’abord, la mise en place d’un réseau d’usines récupérées pour en distribuer les produits, -partager les expériences ou s’entraider. Plusieurs -initiatives ont vu le jour. L’union syndicale Solidaires, qui a réamorcé un travail sur l’idée auto-gestionnaire depuis 2012, a notamment envoyé des délégations sur les routes -d’Europe et tisse un lien avec une soixantaine d’organisations syndicales intéressées par ce renouveau. Deuxième idée : la création d’un fonds de soutien pour venir en aide aux projets de reprise d’usine. Car l’argent reste un obstacle majeur à la reprise d’une usine. C’est aussi la conclusion du mouvement coopératif traditionnel, qui concentre aujourd’hui ses efforts pour élaborer un système bancaire alternatif.

Les discussions n’ont pas été simples, au cours de l’assemblée générale de clôture du dimanche après-midi. Fatigués par trois jours de débats, écouteurs vissés sur les oreilles pour entendre les traductions en toutes les langues, les travailleurs sont partagés entre des sentiments contradictoires et un brin d’incompréhension. « Nous pensions que la procédure était prête pour prendre une décision ; malheureusement, les travailleurs ne sont pas assez mûrs », s’impatiente Makis, de l’usine VioMe.

Ce mouvement, neuf, est certes encore balbutiant. Beaucoup d’usines récupérées en sont encore au stade de la lutte, aux prises avec d’énormes difficultés pour pouvoir seulement exister. Il dessine en revanche une nouvelle forme de combat politique, capable d’écrire une page inédite pour la gauche alternative.

[^1] Auteur de Coopératives contre capitalisme, Syllepse, 2015 (lire l’article de Thierry Brun paru dans le n° 1377 de Politis).

[^2] Rébellion et désobéissance, la Coopérative intégrale catalane, Emmanuel Daniel, éd. Ateliers Henry Dougier, 2016.

Économie
Temps de lecture : 9 minutes