« La Jeune Fille sans mains », de Sébastien Laudenbach : Ode fauve à la vie

Sébastien Laudenbach a adapté La Jeune Fille sans mains, des frères Grimm, en misant sur l’improvisation et l’imagination.

Ingrid Merckx  • 14 décembre 2016 abonné·es
« La Jeune Fille sans mains », de Sébastien Laudenbach : Ode fauve à la vie
© Shellac

Les frères Grimm sont cruels. Hansel et Gretel sont abandonnés par leurs parents dans la forêt et tombent sur une vieille anthropophage. Le Petit Chaperon rouge se laisse prendre par un loup déguisé en grand-mère. Barbe-Bleue enferme ses femmes et les égorge…

Bruno Bettelheim s’en était donné à cœur joie dans Psychanalyse des contes de fées (1976), mêlant hypothèses d’interprétation symbolique et relations avec l’inconscient des enfants. -Qu’aurait-il écrit au sujet de La Jeune Fille sans mains, conte moins connu que les sus-cités, d’une cruauté peu commune et d’un sous-texte psy si chargé qu’un Disney ne s’y est pas risqué ?

On retrouve dans ce conte tous les mécanismes du genre : illogisme, extension de la réalité, animalisation, sexualisation, esprits -bienfaisants et malfaisants, nature, magie… Mais, sur l’interprétation, enfants et parents ont de quoi se casser les dents. Chacun absorbant selon son âge et son expérience cette succession de symboles : une jeune fille passe sa vie dans un pommier au-dessus d’une rivière. Son père meunier la vend au diable contre de l’eau pour son moulin. La mère, qui s’interpose, est dévorée par des chiens. La jeune fille est trop pure pour que le diable l’emmène. Il commande donc à son père de lui trancher les mains. La jeune fille les tend et le père s’exécute, entraînant sa malédiction à lui et son indépendance à elle.

C’est du moins ce sur quoi insiste Sébastien Laudenbach : comment prendre sa vie en mains quand on n’en a plus ? Comment survivre à une telle mutilation ? La jeune fille sans mains (et sans prénom) encaisse toutes les violences : la mère morte sous ses yeux, le père qui la trahit, le prince qu’elle ne peut toucher, l’enfant qu’elle ne peut prendre contre elle… Et le réalisateur souligne : elle perd ses mains après qu’il l’a montrée se caressant dans les airs, puisant de l’eau, cueillant des fruits ou surprise nue par son père alors qu’elle se lavait. Les images lors de sa première nuit d’amour montrent des hommes armés d’épées… Comme elle ne peut allaiter son enfant, le jardinier lui apporte un chevreau qui lui tête les seins…

Le trait est intermittent, « pas fini », et la ligne détachée de la couleur, ce qui redouble le travail de l’imagination et le poids des fantasmes, y compris dérangeants. L’œil cherche à reconstruire et le cerveau à saisir, comme dans un cauchemar où les parois se déplacent, le sol ondule et les portes s’évanouissent. Les personnages sont des croquis calligraphiés qui papillotent et se fixent parfois dans une nature fauviste et plutôt hospitalière : rivière, forêt, montagne, verger. Le diable se métamorphose en animal, femme ou petit garçon. Seule sa voix (Philippe Laudenbach) permet de le pister dans cette œuvre conçue comme une improvisation filée. De même que c’est la douceur de sa voix (-Jérémie Elkaïm) qui fait du prince un homme bon pour la jeune fille, et la délicatesse de sa voix à elle (Anaïs Demoustier) qui permet de supporter ses souffrances.

Timbre, chant, rires, soupirs et gémissements : au-delà des scintillements qui disposent un peu de magie dans le décor, ce sont les sons qui guident à travers cette forêt de signes familiers et étranges. Mélange d’infanticide et de libération, de torture et de résilience, de domination masculine et de poème féministe, de crudité et d’érotisme, de giclements de larmes, sang, lait, jus de fruits et peinture sur la toile… C’est une ode à la vie, finalement, nichée dans un bain d’apparitions qui réveillent les Caprices de Goya comme les paysages de Matisse, cillant pour respirer, crier sa fragilité mais aussi sa persistance épique, charnelle et gracieuse.

La Jeune Fille sans mains, Sébastien Laudenbach, 1 h 13.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes