Avi Mograbi : « Ces réfugiés pourraient être juifs »

Avi Mograbi signe Entre les frontières, un documentaire réalisé avec des Érythréens demandeurs d’asile en Israël, qui racontent eux-mêmes leur histoire à travers des scènes de théâtre.

Christophe Kantcheff  • 11 janvier 2017 abonné·es
Avi Mograbi : « Ces réfugiés pourraient être juifs »
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Nous avions quitté Avi Mograbi avec Dans un jardin je suis entré (2012), qui faisait le pont, à travers une amitié avec son professeur d’arabe, Ali Al-Azhari, entre l’histoire israélienne et celle des Palestiniens. On retrouve aujourd’hui le cinéaste s’intéressant au sort des demandeurs d’asile africains en Israël dans Entre les frontières.

Toujours, les films d’Avi Mograbi, passionnants parce que posant des questions de cinéma, comme ici celle de l’identification, ont une puissante charge politique. Le rencontrer, c’était aussi l’occasion de l’interroger sur la campagne Boycott, désinvestissements, sanctions (BDS) et de mettre en exergue le caractère absurde du boycott culturel.

Que pensez-vous de la campagne BDS, celle-ci incluant le boycott culturel, donc les artistes et les intellectuels israéliens ?

Avi Mograbi : Le boycott est une bonne manière d’exprimer son mécontentement par une attitude non-violente. Mais le problème commence quand il vise un groupe de façon abstraite, sans différenciation des positions des uns et des autres, vis-à-vis de la colonisation, par exemple. Je suis né en Israël, que puis-je y faire ? Si on me boycotte quelles que soient mon histoire et mes opinions, c’est un non-sens. Donc je peux dire que j’y suis favorable à partir du moment où des nuances sont faites.

Ceux qui prônent le boycott culturel disent que les cinéastes israéliens, y compris les plus critiques, sont utilisés par le pouvoir pour vanter la démocratie israélienne…

Ce qu’ils disent est vrai : nous sommes en permanence -instrumentalisés par le pouvoir. Que faire ? Dois-je arrêter de tourner des films ? Dois-je me taire ? Ma seule force est d’être sincère, et j’espère que cette sincérité transparaît dans mes films. Mais je ne vais pas arrêter d’être qui je suis au prétexte que le gouvernement m’instrumentalise. Par ailleurs, il faut avoir conscience du fait que mon pouvoir de cinéaste est dérisoire ; ma voix, en Israël, est à peine entendue.

Tous ceux qui habitent en Israël, ce pays d’occupation et de ségrégation, sont impliqués dans le traitement réservé aux Palestiniens, citoyens israéliens ou Palestiniens occupés. Je paie mes impôts à l’État israélien. Comment -pourrais-je faire pour ne pas les payer ? Que me suggèrent ces gens qui sont en faveur du boycott total ? Exigent-ils que je m’exile ?

Passons à votre film et à son contexte : comment l’État -israélien traite-t-il la question des demandeurs d’asile ?

Le seul objectif du pouvoir est de s’en débarrasser. Tous les Soudanais du Darfour, par exemple, sont susceptibles d’obtenir le statut officiel de réfugiés. Tant qu’ils ne l’ont pas, ils sont demandeurs d’asile. L’an dernier, un seul Soudanais, à force d’énergie et d’obstination, a obtenu le statut. L’État d’Israël appelle ces personnes des « infiltrés », non des demandeurs d’asile : ce sont des indésirables. Or, ces réfugiés pourraient être juifs, comme ceux qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, frappaient à la porte de la Suisse, qui n’en voulait pas.

Au lycée, en histoire, nous étudiions principalement l’histoire des juifs. Et je me souviens que notre professeur disait : « Cela ne peut pas se reproduire. Si quelqu’un aujourd’hui est persécuté et cherche un abri, alors, bien sûr, on l’accueille. » L’idée de demander en préambule « quel document avez-vous sur vous ? » lui aurait paru scandaleux.

Quand, dans le film, les -Érythréens jouent la scène du passage de la frontière, et que seules les femmes sont autorisées à passer, vous prononcez le mot « sélection ». C’est une référence directe à la Shoah…

Cette scène, comme toutes celles d’Entre les frontières, est tirée d’un événement réel, qui lui-même a suscité en moi le désir de faire ce film. En septembre 2012, 21 Érythréens se sont retrouvés bloqués pendant huit jours dans un no man’s land entre la frontière égyptienne et la frontière israélienne. Le gouvernement a obtenu un délai de 24 heures auprès de la Cour suprême, qui avait été saisie, pour régler le problème : deux femmes et un adolescent ont été autorisés à entrer, alors que les 18 hommes ont été refoulés dans le désert ; on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Ces faits m’ont immédiatement rappelé mes cours d’histoire.

Les Érythréens parlent tous hébreu…

Tous ceux qui sont dans le film sont arrivés en Israël en 2007 ou 2008. Ils ont appris l’hébreu dans la rue. Leur hébreu est remarquable, mais ce n’est pas un hébreu standard. Aucun d’entre eux n’a le statut de réfugié. Ils ont seulement un visa de protection de groupe, délivré par le gouvernement selon une réglementation de l’ONU. Ce qui interdit à Israël de les renvoyer chez eux par la force. Mais ce visa est à renouveler tous les deux mois – comme si la situation dans leur pays changeait aussi rapidement ! – et cela leur prend toute une journée, ce qui les handicape pour trouver du travail. Ils vivent de petits boulots, dans une sorte d’inexistence sociale, invisibles.

Voilà pourquoi les Israéliens ont créé le camp de rétention à Holot, dans le sud du pays, où ils essaient de « convaincre » les demandeurs d’asile – en leur imposant des conditions de vie drastiques – qu’ils seraient mieux ailleurs. Israël a aussi conclu des accords avec l’Ouganda et le Rwanda, par lesquels ces deux pays acceptent de les recevoir, mais sans leur accorder de statut. Ce qui ne les fait guère avancer d’un pouce.

L’un des protagonistes du film, Habtoum, avait un ami avec lequel il est arrivé à Holot. Cet ami, qui supportait mal d’être bloqué à Holot, a accepté d’aller en Ouganda, avec le projet de repartir vers l’Europe, via la Libye. Il faisait partie d’un groupe d’Érythréens qui ont été capturés par Daech puis décapités. On a vu la vidéo sur Internet. L’État -d’Israël ne se reconnaît évidemment aucune responsabilité dans une telle affaire.

Quand vous créez, en compagnie du metteur en scène Chen Alon, un atelier de théâtre avec les gens de Holot, y a-t-il à l’origine une démarche artistique ou bien une volonté de leur apporter quelque chose ?

Mon idée de départ était de modifier l’état d’esprit des Israéliens. Chaque fois que je commence un projet, j’ai cette naïveté presque enfantine de vouloir changer les choses. Mais, une fois le film terminé, je suis gagné par une prise de conscience adulte, et je me rends compte que cela ne sert à rien.

J’avais l’idée de mettre en scène des réfugiés juifs. J’ai pris contact avec Chen Alon, qui est metteur en scène et sait travailler avec des acteurs, contrairement à moi. Acceptant de me rejoindre, il a réorienté le projet en me proposant de suivre sa méthode du théâtre de l’opprimé : on n’impose pas une histoire aux participants, mais ceux-ci se fondent sur leur propre histoire pour inventer un récit. Le théâtre de l’opprimé a une dimension thérapeutique, mais aussi politique.

Finalement, Chen Alon, Philippe Bellaïche, le chef opérateur de mes films, Noam Enbar, le compositeur, et moi-même, ainsi que les gens ayant fait partie de l’atelier, tous, nous avons été impliqués dans ce projet. Il serait faux de dire que nous étions sur un pied d’égalité, puisque certains n’avaient pas de statut quand d’autres étaient des privilégiés. Mais, ce que nous avons essayé de faire, c’est de créer une atmosphère pour que chaque participant du groupe puisse s’exprimer et être lui-même. Quoi qu’il en soit, nous n’avons jamais pensé ce projet en termes humanitaires ; c’était un projet politique, comme tout ce que je fais.

C’est la première fois que vous créez un groupe dans un film. Qu’est-ce que cela change pour vous qui étiez souvent au premier plan, votre personnage de réalisateur menant le récit ?

Il y a effectivement un changement de forme dans mon travail. Depuis Z32 et Dans un jardin je suis entré, j’implique davantage de personnes, non seulement en tant que techniciens, mais dans la prise de décision. Que ce soit avec Philippe Bellaïche ou Noam Enbar, je m’entretiens avec eux avant tout de ce qui est important dans le récit.

À propos de Dans un jardin je suis entré, on m’a souvent dit qu’Ali Al-Azhari, mon professeur d’arabe, avait « détourné » le film en en devenant le personnage principal, tandis que je me retrouvais un peu dans l’ombre. J’ai trouvé cela parfait. D’abord, parce que j’adore Ali. Ensuite, parce que ce changement de rôle était très intéressant.

Pour Entre les frontières, quand Chen est arrivé et a proposé une orientation différente, j’en ai été ravi. Chen a à peu près la même histoire que moi : nous avons tous les deux étudié l’art, puis nous avons refusé de servir dans -l’armée – comme mon fils et sa fille, d’ailleurs, laquelle est aujourd’hui en prison pour cette raison.

Quand les Israéliens qui participent à l’atelier jouent le rôle des Érythréens, il est question d’identification. Mais cette notion n’est-elle pas discutable ?

Dans le film, Awet, l’un des demandeurs d’asile, et moi nous nous interrogeons sur qui doit jouer le rôle des Érythréens. Lui n’est pas d’accord avec le fait que ce soient des Israéliens. Moi, je lui suggère qu’en endossant ce rôle on peut apprendre quelque chose qu’on ne connaît pas.

Mais cela reste un jeu. On ne peut pas s’identifier complètement. On ne peut arriver à comprendre pleinement ce que c’est que d’avoir à sauver sa peau. On ne peut pas ressentir entièrement ce que cela a été d’être dans un camp de concentration. Nous, les Blancs, nous ne savons pas ce que c’est que d’entrer dans une pièce et d’être dévisagé en raison de la couleur de notre peau.

Avi Mograbi cinéaste.

(Traduction de l’anglais : Caroline Ferrard).

Cinéma
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